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Chapitre 1

Au grand dam d’Antonin, qui ne savait plus quoi faire, une clameur s’éleva dans son auberge. Ceux qui jusque là s’étaient contentés d’écouter, prenaient à leur tour la parole ou, plus sages, s’empressaient de quitter les lieux. Les propos que l’on tenait ici, loin de toute prudence, donnaient des frissons d’angoisse à plus d’un. Certains au contraire, galvanisés par un tel élan se sentaient pousser des ailes. « Cela suffit de subir une armée d’occupation qui nous affame ! Â» renchérit un homme qui s’était levé.

« J’en ai assez moi aussi de courber l’échine devant les Arkhômans, d’être humilié au quotidien…Pas plus tard que ce matin, un de leurs soldats a voulu me trancher la tête parce que, par mégarde, je l’avais bousculé !...Si je ne m’étais pas bassement excusé je ne serais très certainement plus là pour en parler…Ce n’est plus supportable ! Â».

« Tu ne va pas t’y mettre toi aussi Brandan ! Â» dit l’aubergiste en jetant un regard furibond à son ami, forgeron de son état. Puis, s’adressant aux autres clients, « Vous ne pouvez tenir de tels discours en public ! Qui plus est chez moi...La ville est pleine d’oreilles indiscrètes ! Si les Arkhômans ont vent de…»

« Qu’attend le Prince Galaad pour les bouter hors d’Erya ?! Â» intervint un autre des clients attablés qui n’avait prêté aucune attention à ce que venait de dire Antonin.

« Avec quelle armée ?...Aurais-tu déjà oublié la déroute que les Arkhômans lui ont infligée ?!...Sans parler de la Garde qui a été sacrifiée pour lui permettre de fuir !...Si les Arkhômans n’avaient pas demandé la trêve, c’est toute son armée qui aurait été détruite...et lui avec ! Â» répondit Brandan avec véhémence. Il s’était levé lui aussi. « Ce n’est de toute façon pas en six mois qu’il a pu recomposer une armée ! Â».

Abattu et empli d’un sentiment d’impuissance, l’aubergiste regagna son comptoir en levant les bras au ciel. Le problème qui se posait à lui était qu’il partageait ce sentiment de colère que les autres exprimaient avec autant d’ardeur. Les risques étaient bien trop grands cependant pour le clamer de la sorte.

Pourtant, tout ne faisait que commencer ! Les esprits s’étaient affranchis de cette peur première qui jusqu’alors les avait tenus muselés. Il y avait là une colère trop longtemps contenue, un ressentiment exacerbé par les humiliations et privations quotidiennes, une véritable envie de reprendre en main une situation qui tout au long des derniers mois leur avait échappé.

« Et les rebelles ? Qu’en faîtes-vous ?...Eux peuvent nous libérer du joug Arkhôman ! Â» osa un homme adossé au comptoir.

« Les rebelles ! Â» s’exclama Brandan presque outré par l’idée. « Tu en parles comme de véritables libérateurs, mais dis moi, qu’ont-ils fait d’autre à part nous attirer des ennuis ?...Tu veux que je te le dise. Quelques coups d’éclats ici et là qui n’ont jamais menacé l’ordre Arkhôman ! Par contre… Â», il tourna lentement sur lui-même pour s’adresser à tous maintenant, « â€¦les représailles ne se sont jamais faites attendre et c’est nous qui en souffrons…chaque fois davantage !...Croyez moi, il en faudrait bien plus pour venir à bout des Arkhômans ! Â»

« Et que proposez-vous ? Â» dit avec calme une voix au fond de l’auberge, surprenant tout le monde.

Un lourd silence envahit les lieux tout à coup.

Brandan, toujours debout au beau milieu de la salle, regarda en direction de la voix, son visage exprimant tour à tour la surprise puis l’appréhension. D’où il se tenait, il ne pouvait distinguer son mystérieux interlocuteur du fait de la pénombre qui régnait dans le fond de l’auberge. Tout juste une silhouette, plusieurs même lui sembla t-il.

Mal à l’aise, les clients demeurèrent figés dans l’attente. Seuls les regards se portèrent sur Brandan qui se demanda soudain s’il n’était pas allé trop loin, s’il ne s’était pas laissé emporter par cet élan collectif.

Qui l’interpellait ainsi ? Qui étaient ces hommes ? Etaient-ils des agents à la solde des Arkhômans ? Il eût le net sentiment d’être pris au piège. Son propre piège d’ailleurs, pensa t-il avec ironie. Il commença à regretter son accès de colère, cette propension qu’il avait à exprimer tout haut ce qu’il portait au plus profond de lui-même, cette rancÅ“ur, ce désir de ne plus avoir à céder lâchement devant l’envahisseur.

Quoi qu’il en soit, il n’avait pas le choix. Il jeta un coup d’œil à Antonin qui, livide, le regardait bouche bée, et se dirigea vers le fond de l’auberge.

Quatre hommes étaient assis devant les vestiges de leur repas. Peut-être des voyageurs. Leurs vêtements le laissaient supposer. Le plus vieux d’entre eux, un homme grand, se tenant droit, les cheveux plutôt courts, grisonnants, l’accueillit avec un sourire. Ses compagnons, les yeux rivés sur lui, demeurèrent impassibles.

« Qui êtes-vous ?...Pourquoi cette question ? Â» lança Brandan d’un ton belliqueux à l’homme qui lui souriait, ignorant les trois autres.

L’homme le regarda fixement. Le sourire avait quitté son visage et ses grands yeux noirs que la pénombre rendait menaçants pesaient lourdement sur lui et semblaient prendre la mesure de leur interlocuteur. Sans se presser, il dit, ignorant les questions et le ton sur lequel elles lui étaient adressées : « Aimeriez-vous prendre un verre à notre table ? Mes compagnons et moi-même en serions ravis ! Â».

Un peu déstabilisé, Brandan ne sut tout d’abord que répondre. Mais qui pouvaient bien être ces hommes ? Que signifiait donc cette invitation ? Quelque chose l’intriguait, lui trottait par la tête sans qu’il ne puisse vraiment l’identifier. Il lui semblait que les choses n’étaient pas ce qu’elles paraissaient être. Il n’était cependant pas homme à fuir, et sa curiosité était piquée. « Que me vaut cette hospitalité ? Â» dit-il, tentant de se donner un peu de contenance.

L’autre lui décocha un grand sourire plein d’ironie. « Mais, vos propos mon cher ami, vos propos !...Votre discours a éveillé en moi quelque chose comme de l’intérêt, je dois dire…du moins l’envie d’en savoir plus. Il me semble que nous avons, disons,…des points en commun ! Â»

Brandan sut alors, sans l’ombre d’un doute, qui étaient ses interlocuteurs. Il resta là debout près de la table, l’air stupide, interloqué et stupéfait par son manque de perspicacité.

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š Quelle chance ! Il n’en revenait toujours pas. Il aurait été dommage de ne pas profiter d’une pareille aubaine !

Tout en marchant, le pas léger, heureux de la bonne affaire qu’il venait de conclure, il portait la blague à tabac à son visage et s’enivrait de son doux arôme. Cela faisait si longtemps ! Pareille fragrance n’avait pas son égal !

Le tabac que fumaient les Arkhômans, le seul que l’on trouvait sur les marchés par les temps qui couraient, était de piètre qualité, trop âcre. Le joug qu’exerçaient les Arkhômans sur les terres conquises, les terres du Sud-Ouest d’Erya, était tel que plus rien ne parvenait jusqu’ici. Le tabac de Menhavyne se faisait rare, ainsi que bon nombre de denrées plus essentielles.

Bien entendu, il lui faudrait en céder un peu à l’homme qui lui avait refilé le tuyau. Bah ! Tout bien pesé, cela en valait la peine.

Quelle chance, vraiment !

Ainsi allaient les pensées d’Eodas lorsqu’il déboucha d’une ruelle, non loin du carrefour des deux grandes rues de Brana Mynn afin de rejoindre son poste d’observation qu’il avait quitté le temps de la transaction.

Qu’elle ne fût sa surprise lorsqu’il aperçut une foule de badauds rassemblés au beau milieu du carrefour. Tous semblaient très animés et regardaient dans la même direction. Il suivit leurs regards et son cœur manqua un battement. Une troupe d’une cinquantaine de soldats Arkhômans s’éloignait d’un pas décidé.

Un terrible pressentiment l’assaillit. Il s’enquit aussitôt auprès d’un badaud qui lui confirma ce qu’il avait deviné.

Sans perdre un instant, il décampa à toute vitesse. Comment avait-il pu être aussi stupide ?! De toute évidence, il avait vraiment mal choisi le moment pour quitter son poste.

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šAntonin déposa les verres de vin sur la table puis s’éclipsa sans un mot après avoir jeté à la dérobée des regards à ses clients qui étaient depuis peu tous assemblés autour de Brandan et de ses nouveaux ‘compagnons’. Il était visiblement troublé par ce qui se déroulait sous ses yeux et était en proie à des émotions contradictoires.

Les rebelles étaient chez lui ! Sous son toit, dans son auberge, rien de moins ! Il était terrorisé à l’idée que cela se sache. Si c’était le cas, si l’on apprenait que des rebelles s’étaient réunis chez lui, c’était la fin. Pour lui et pour son commerce !

D’un autre côté, il éprouvait une certaine admiration pour ces hommes. Il n’en avait jamais parlé à qui que ce soit, bien entendu. Lui aussi voulait que les choses changent. Lui aussi souhaitait en finir une bonne fois pour toutes avec les Arkhômans. Et ce à plus d’un titre ! Il avait perdu son fils lors du dernier conflit. Sa femme, anéantie par le chagrin, l’avait rejoint peu après auprès des dieux. Il était seul désormais. Seul avec ses doutes.

Un nouvel éclat de voix l’interrompit dans ses pensées.

« Je le répète, la rébellion que nous avons lancée n’est qu’une étape ! Cela doit préparer le retour de Galaad pour la reconquête ! Â» expliquait le plus âgé des rebelles. Des quatre, lui seul s’était exprimé jusque là.

« Tout cela n’est que foutaises ! Â» lança Nolan, un homme chauve à l’allure ascétique, en tapant du poing sur la table devant lui. Plutôt discret jusque là, il s’était contenté d’observer les uns et les autres. « Galaad nous a tourné le dos, c’est évident ! Comment d’autre expliquer qu’il nous ait abandonnés Ã  notre sort…aux mains des Arkhômans ! Â». L’amertume habitait chacune de ses paroles.

« Bien sûr que non ! Vous ne pouvez dire une chose pareille !...Si vous aviez été confronté à l’Empereur Arkhôman et à son armée…et que dire de leur Grand Prêtre, Ardhjil Fahssar ! Maudit soient-ils lui et sa Pierre noire ! Â». Tous savaient à quoi faisait allusion le rebelle. Depuis la fin du conflit les rumeurs allaient bon train et l’on frisait bien souvent l’affabulation. A en croire certains, aidé d’étranges pouvoirs qu’il puisait de la Pierre noire, le Grand Prêtre Arkhôman aurait fait trembler les soldats d’Erya. « Si vous y aviez été confronté vous sauriez que Galaad n’avait d’autre choix que de faire ce qu’il a fait…de se replier plus à l’Est ! Â»

« Et la trêve alors ? Pourquoi avoir accepté de la signer ? N’était-ce pas là un premier pas vers l’abandon ? Â» demanda Brandan sceptique.

Personne n’avait en effet compris pourquoi les Arkhômans avaient demandé une trêve. Les quelques revers que Galaad avait pu leur infliger ne suffisait pas à l’expliquer. Les Arkhômans n’avaient jamais cessé d’être les maîtres du jeu. C’était un mystère mais sans cela la totalité des Terres du sud d’Erya serait en leur possession.

La trêve signée, Ardhjil Fahssar était rentré à Callidhrall pour d’obscures raisons, et l’Empereur Arkhôman, - le tout jeune Empereur qui avait depuis peu succédé à son défunt père -, était resté pour administrer les terres conquises. Personne ne se leurrait à imaginer que les Arkhômans en resteraient là cependant. Lorsque le Grand Prêtre serait de retour, il ne faisait aucun doute que les hostilités reprendraient.

« Galaad n’a abandonné personne ! Je vous le dis, il n’a pas eu le choix… C’était ça ou l’anéantissement de toute son armée et l’impossibilité future de reprendre les terres perdues… Â»

« Et qui êtes-vous pour avoir autant de certitude ?! Qui êtes-vous pour vouloir nous faire gober toutes ces fadaises ?! Â» lâcha Nolan avec venin.

« C’est vrai ça ! Â» renchérit Brandan décidément en verve, « Vous dîtes être des rebelles, ce dont je suis convaincu…Qui d’ailleurs s’en vanterait si ce n’était vrai ?! Â». Des murmures et des hochements de tête accompagnèrent ses propos. « Mais nous ne savons rien de vous ! Â»

On eût dit que le rebelle s’était attendu à de telles réactions et les avait anticipées. Il écarta la longue et épaisse cape brune de ses épaules et révéla sa veste de cuir frappée aux couleurs de Menhavyne, les couleurs de Galaad. Ses trois compagnons firent de même.

« Nous sommes des hommes de la Garde !...Voici Edwynn, Caudas et Denis…Quant à moi, je m’appelle Adhalbad, je suis le Capitaine de la Garde ! Â»

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šIl s’arrêta un instant à l’intersection de deux ruelles pour reprendre son souffle et s’orienter. Il pouvait voir ici et là les traces du dernier conflit. De nombreuses maisons avaient été reconstruites depuis, mais beaucoup n’étaient plus que des tas de pierres et de gravats calcinés.

« Maudits soient-ils ! » Marmonna t-il. Sa source de jurons ne semblait jamais devoir se tarir. Depuis qu’il avait quitté le grand carrefour, il n’avait cessé de pester, contre les Arkhômans bien sûr, mais aussi et surtout contre lui-même !

Il jura une fois de plus, quelque chose haut en couleur, cette fois-ci à l’intention de cette … « fichue Â» ville !!! Celle-ci s’étalait au pied de la forteresse de Brana Mynn en un véritable labyrinthe. Ruelles et venelles s’enchaînaient et se croisaient dans le plus grand désordre et il était facile de s’y perdre. Seules les deux grandes artères pavées tentaient de remédier à l’anarchie.

Il espérait pouvoir devancer le contingent de soldats Arkhômans en coupant à travers l’enchevêtrement de ruelles. Il comptait aussi sur le fait qu’en cette fin de journée de marché  les Arkhômans auraient du mal à se frayer un chemin, même par la force, à travers la foule qui encombrerait la grande artère et s’attarderait aux échoppes pendant les quelques heures qui précédaient le couvre-feu. Il n’avait malgré tout pas un instant à perdre ! Il prit à droite et se remit à courir de plus belle.

Nouveau juron.

Les rues étaient boueuses et il lui fallait contourner les nombreuses flaques qui tapissaient le sol. Il manqua à plusieurs reprises de s’étaler de tout son long et dut ralentir sa course. L’orage qui s’était abattu la veille sur la ville et ses environs avait été particulièrement violent et dévastateur. Les sols étaient maintenant gorgés à l’excès et jonchés de débris en tout genre. Il maudit les dieux de tant d’injustice. Pourquoi s’acharnaient-ils ainsi sur eux ? N’avaient-ils pas suffisamment souffert ??

Il pensa soudain à son tabac et se rendit compte qu’il tenait toujours la blague dans la main. Sans s’arrêter, il la rangea avec regret au fond d’une des poches intérieures de sa tunique, et se promit de lui jeter un sort dès que cette affaire serait réglée !

A l’intersection suivante, il prit à gauche puis, se souvenant que cette rue était obstruée par les débris de plusieurs maisons effondrées, il revint sur ses pas et s’engagea dans la direction opposée. Quelle poisse !!! Cela allait l’obliger à contourner deux pâtés de maisons supplémentaires.

Une nouvelle bordée de jurons lui échappa.

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Brandan avait du mal à penser clairement. Son esprit était en ébullition et une multitude de questions s’y bousculaient.

Pour une révélation, c’était une révélation. Et de taille ! Adhalbad était un de ces mythes vivants dont tout le monde parlait avec respect, admiration même. Et voilà qu’il était là devant eux.

Aux prises avec ce qu’ils venaient d’entendre, les autres clients demeuraient muets, stupéfaits.

« Vous êtes ici dans les territoires occupés depuis la fin du conflit !...C’est c’la, n’est-ce pas ? Â» finit par demander Brandan encore abasourdi, exprimant tout haut ce que chacun pensait.

Le Capitaine acquiesça.

« Mais…comment, enfin je veux dire…pourquoi…oui, en fait, pourquoi ?! Â»

« Je ne m’étendrais pas sur les circonstances de notre présence au beau milieu des territoires conquis. Sachez simplement que, loin de tout calcul ou stratégie de notre part, ce fut là le fruit du hasard, un concours de circonstances si vous préférez ! Â»

« Mais alors, Galaad…sait-il que vous êtes ici ?! Â» demanda Brandan.

Adhalbad n’eût pas le loisir de répondre. Nolan en avait assez entendu comme ça. « Qu’as-tu à t’apitoyer sur le sort de Galaad et de sa Garde ? Tu peux m’le dire, hein ?! Â» s’exclama t-il en se levant. « A quoi bon se lamenter sur leur sort, ils n’ont que ce qu’ils méritent !... Â». Les murmures qui s’élevèrent ne l’empêchèrent pas de poursuivre. « Si Galaad n’avait pas laissé les Justes s’implanter sur Erya, …ou plutôt devrais-je dire, si Galaad n’avait pas permis ou soutenu leur implantation, jamais nous n’aurions eu à subir l’invasion des Arkhômans ! Â». Marquant une pause pour laisser son auditoire prendre la mesure de ce qu’il disait, il se mit à arpenter l’espace entre les tables. Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas utilisé ses talents d’orateur. On lui avait volé même cela. « Laissez-moi vous dire plus clairement le fond de ma pensée. Nous n’en serions pas là si les Justes n’avaient pas assassiné l’Empereur Arkhôman ! Depuis le début je n’ai cessé de dire que l’on ne pouvait leur faire confiance, qu’il fallait refuser leur présence sur Erya…Maintenant voilà ! Il est trop tard ! Â». Un nouvel éclat de voix discordantes accueillit ses propos. Les uns criaient leur indignation, les autres lui faisaient écho. Ceci ne fit que l’encourager davantage. Elevant la voix pour se faire entendre, il poursuivit, imposant le silence, « Je vous le dis !…et je le répète ! Si Galaad avait livré les Justes aux Arkhômans, nous aurions pu éviter cette guerre ! Nous n’aurions pas perdu nos terres, et n’aurions pas à subir une armée d’occupation qui nous prive de tous nos droits et nous affame ! Â»

N’y tenant plus, l’aubergiste s’approcha de lui à grands pas. « Cela suffit maintenant...Que Meredith me soit témoin ! Je n’accepterai pas d’esclandre ici… Â»

« A quoi bon faire appel à un Dieu qui nous a tourné le dos ! Â» l’interrompit Nolan en le toisant du regard.

« Là…là n’est pas la question !...» bredouilla l’aubergiste.

« Bien au contraire !...Bien au contraire mon cher Antonin !...Meredith se moque bien de la situation dans laquelle nous nous trouvons ! Et pourquoi le lui reprocher d’ailleurs ?!…Nous n’avons qu’à nous en prendre à nous mêmes !...Trop de tolérance à l’égard des Justes, à l’égard d’imposteurs qui prétendent avoir ses faveurs, voilà ce qui nous a perdus ! Â».

Il s’en suivit un véritable vacarme. Une tempête de cris et de gestes se répandit dans toute l’auberge. Nolan s’était assis et assistait d’un air satisfait à ce qu’il venait de déclencher.

Maudit soit-il, lui et ses satanés discours, pensa Antonin. La situation lui échappait entièrement.  

Edwynn, l’un des rebelles, se leva et se pencha par-dessus la table un doigt pointé en direction de Nolan. Son imposante carrure, ses longs cheveux blonds qui pendaient le long de son visage et cette barbe hirsute tranchaient nettement avec la frêle allure de l’autre. 

Il s’était contenté de suivre le débat sans y prendre part, comme cela lui arrivait souvent. C’était Adhalbad qui gérait les débats, il était plus habile et, son charisme faisait le reste, comme avec la Garde.

Dans chacune des auberges dans lesquelles ils s’étaient rendus au cours des derniers mois, ils avaient entendu la même chose. La rancÅ“ur, la colère, la peur et le doute. Le conflit avait fait son Å“uvre et avait ébranlé la confiance des gens en leur souverain parfois accusé à tord des maux qui les faisaient souffrir. Quand ce n’était pas Galaad, c’était les Justes. Les gens cherchaient des boucs émissaires et les Justes remplissaient ce rôle à merveille !

Edwynn avait entendu bien des choses depuis la fin du conflit mais cette fois les propos du petit homme chauve dépassaient les bornes. S’en était trop ! Bien plus qu’il ne pouvait supporter. Ses yeux bleus, - la seule chose que l’on vit clairement dans son visage -, étaient rivés sur Nolan. « Comment pouvez-vous dire des choses pareilles ?…N’est-il pas un peu facile d’accuser les Justes de tous les maux qui frappent Erya ?! Ici on les condamne et les bannie, ailleurs on les brûle sur la place publique !…Ce sont des boucs émissaires idéaux, n’est-ce pas ? Cela arrange tout le monde, vous le premier ! Â». Son doigt n’était plus qu’à quelques centimètres du visage de Nolan qui demeurait impassible. « Mais, vous oubliez une chose ! C’est exactement ce qu’Ardhjil Fahssar et son nouvel Empereur fantoche voudraient que vous pensiez ! Y avez-vous réfléchi un seul instant ?...On en oublierait presque qui sont les envahisseurs ! Â». Edwynn s’était lancé dans un véritable plaidoyer et personne ne tenta de l’interrompre. « Ouvrez les yeux, bon sang ! Ce sont les Arkhômans qui nous ont apporté la guerre, et non les Justes ! Ardhjil Fahssar a su utiliser nos divisions, nos conflits religieux pour nous faire croire qu’il menait une expédition punitive, alors qu’il ne s’agissait ni plus ni moins que d’une guerre de conquête déguisée ! Il n’a que faire des Justes ! Ce qu’il veut, c’est Erya ! Â»

Tant de véhémence secoua quelque peu les hommes assemblés mais ce n’était pas suffisant pour venir à bout de préjugés depuis trop longtemps ancrés.

« Et vous voulez nous faire croire que les Justes n’ont rien à voir dans l’assassinat du vieil Empereur ?! Â» dit Nolan dont le scepticisme était présent derrière chacune de ses paroles.

« Ne le comprenez-vous donc pas ? Â»

« Nous n’avons que votre parole ! Â»

L’aubergiste faillit s’étouffer. Brandan trouva lui aussi que Nolan y allait un peu fort.

« Pourquoi tant d’hostilité dans votre bouche ? Â» lui demanda Adhalbad le plus calmement du monde, tout en faisant signe à Edwynn, d’un geste de la main, de contenir sa colère. Ce dernier se rassit.

« Ne prêtez pas attention à lui ! Â» dit Antonin plutôt dépité. « Aussi étrange que cela puisse paraître pour un homme du ‘Temple’, Nolan ne porte que de la haine en lui ! Â»

« Un homme du Temple !!! Â» reprit Adhalbad sans cacher son étonnement, « Cela explique beaucoup de choses ! Â»

Le regard que Nolan jeta à Antonin était sans équivoque. En d’autres circonstances, il l’eût sûrement étranglé ! Il détourna son regard de l’aubergiste et le porta sur Adhalbad. « Oui,…un prêtre du Temple ! Cela semble vous surprendre ! Â». Son ton était moqueur, dissimulant à peine la rancÅ“ur et l’aigreur sous la surface. « Oui, fût un temps où cela voulait encore dire quelque chose ! Maintenant, je ne suis qu’un prêtre errant, comme beaucoup d’autres !…Je n’ai plus de Temple,…plus de fidèles,… PLUS RIEN !!! Â» hurla t-il presque. « Et tout cela, à qui la faute ? Vous voulez que je vous le dise ???…Ce sont les Justes et leur nouvelle religion ! Ils m’ont tout pris ! Â»

« Mais tout cela n’est qu’un tissu de mensonges ! Â» s’exclama Edwynn indigné. « Les Justes ont leurs propres lieux de prières et … et … Â». Il ne trouvait plus ses mots.

« A vous entendre, on croirait que vous faîtes partie de leur communauté ! Â» lâcha Nolan avec dégoût.

Silence.

Edwynn le regarda longuement avant de répondre avec défiance, « Vous ne croyez pas si bien dire ! Â»

Une tension palpable planait désormais sur l’assemblée. Nolan se leva lentement et dit en pesant bien ses mots, « Je connaissais le laxisme de Galaad à l’égard des Justes, je ne savais pas qu’il s’était lui aussi fourvoyé en leur compagnie !!! Â»

« Comment osez-vous ?!… Â» Edwynn n’avait pas fini sa phrase que la lame de sa dague était déjà contre la gorge de Nolan.

La surprise fut générale et fut causée tant par le geste lui-même que par la vitesse à laquelle il avait été exécuté. La lame était sortie de nulle part, en un éclair.

Adhalbad attendit que chacun accusât le coup avant de poser la main sur le bras d’Edwynn. Ce dernier retira sa lame lentement, comme à regret, sans poser de question, et la fit disparaître. Il se rassit, sans quitter Nolan des yeux.

Quelque peu hébété et encore tout tremblant, celui-ci semblait hésiter quant à ce qu’il devait faire. Il esquissa un mouvement de recul, vers la porte.

« Asseyez-vous ! Vous ne partirez pas sans que nous nous soyons expliqués ! Â» dit Adhalbad avec l’autorité d’un homme habitué à commander. Nolan obtempéra sans un mot. « S’en prendre aux Justes sans autre raison valable que leur appartenance religieuse fait montre d’étroitesse d’esprit et d’une grande intolérance. Les deux font rarement bon ménage !… Mais accusez le Prince Galaad à tord devant les hommes de la Garde relève purement et simplement de la folie !...Votre haine vous aveugle. La perte de vos fidèles, ou devrais-je plutôt dire la ‘désertion’, n’est pas tant due au nouveau mouvement religieux qu’à la décadence du Temple ! Chacun le sait, même vous ! Â». Nolan garda la tête baissée et ne laissa rien paraître de ce qu’il pensait. « La corruption, le vice,….les mÅ“urs douteuses ont envahi le cÅ“ur du Temple….A tel point que plus personne ne s’y reconnaît ! Â». Antonin, Brandan, et les autres clients acquiescèrent silencieusement. « Toute la hiérarchie du Temple se vautre dans le luxe et la luxure, et est si loin des aspirations du peuple que celui-ci a pris le large !…Cela, bien évidemment, a profité aux Justes…C’est vrai ! Que cela ne plaise pas à tous, c’est un fait. Mais est-ce une raison suffisante pour les pourchasser et les brûler sur la place publique comme cela se fait dans les territoires du Nord ?!

« Galaad a voulu une société basée sur la tolérance, le respect de la différence ! Raison pour laquelle les Justes ont trouvé leur place ici dans les Terres du Sud, comme beaucoup d’autres gens avant eux Â». Il s’arrêta un instant, jeta un regard à ses hommes et ajouta avant de se lever. « Prenez le temps d’y réfléchir avant de porter des jugements aussi extrêmes ! Â»

Puis à l’intention de l’aubergiste, « Nous avons assez profité de votre hospitalité, il nous faut partir maintenant Â»

Brandan, l’esprit tout à fait clair désormais, s’apprêtait à proposer ses services aux rebelles lorsque la porte s’ouvrit brusquement et qu’un homme s’effondra sur la terre battue de l’auberge le dos criblé de flèches.

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Plus vite, plus vite ! Les mots revenaient sans fin en une véritable litanie, toujours plus urgents. Il avait fini par se rendre à l’évidence et avait décidé de regagner la Grand rue. Les ruelles, trop boueuses, ne lui permettaient pas de se déplacer suffisamment vite. Il ne lui restait plus qu’à espérer que les Arkhômans aient eu autant de difficultés à progresser en ce jour de marché.

Il venait de prendre par une des ruelles menant au Temple. Toutes étaient pavées, bien sûr ! Celle-ci filait en droite ligne jusqu’à la Grand rue et il essaya autant que faire se peut de rattraper le temps perdu. Dans sa hâte, il oublia de ralentir sa course et déboucha à l’angle de la rue principale comme un dératé, ce qui ne manqua pas de surprendre la foule qui s’écartait pour laisser le passage aux Arkhômans ! Ils étaient à une vingtaine de mètres de là et arrivaient pour ainsi dire en même temps que lui.

Bon sang ! Comment avaient-ils fait ?

Il était là, entre la foule et les Arkhômans, haletant, stoppé net en pleine course, incrédule et secoué par un flot d’obscénités qu’il n’arrivait pas à évacuer.

« Ett…twa !…Ett twa là bas ! Â» Tonna le capitaine Arkhôman avec son terrible accent. Eux aussi s’étaient arrêtés, incertains. Des soldats avaient même déjà encoché une flèche et n’attendaient qu’un ordre.

En d’autres circonstances, le comique et le ridicule de la scène l’auraient beaucoup amusé ! Sa seule réponse fût la fuite ! Il plongea dans la foule, bousculant les gens sur son chemin, jouant des coudes afin de se frayer un chemin. Son unique espoir était de se fondre dans la masse. Les murmures de détresse qui s’échappèrent de la foule lui parvinrent dans sa fuite en ondes successives et il comprit aussitôt que les Arkhômans utilisaient la manière forte pour le rattraper. Ce devait être une belle pagaille !

Quelqu’un lui asséna un violent coup dans le dos. La douleur lui fit manquer un pas, il perdit l’équilibre, tenta sans succès de se retenir à l’un des piquets d’un étal et atterrit au milieu d’un monticule de choux, les dispersant tous. La colère du marchand ne se fit pas attendre et plusieurs badauds donnèrent eux aussi voix à leur mécontentement.

Il n’eût guère le choix. Tout en se relevant, il sortit sa dague et menaça les hommes qui s’approchaient de lui. Ceux-ci s’écartèrent aussitôt. Il aperçut par delà leurs têtes les remous dans la foule causés par l’arrivée des soldats Arkhômans dont il percevait aussi les casques. Il recula de quelques pas, s’assurant que personne ne tenterait de l’arrêter, puis il reprit sa course sans perdre un instant de plus.

Pour la première fois, ses chances d’atteindre les rebelles à temps lui parurent bien minces. Les Arkhômans étaient sur ses talons et il ne voyait vraiment pas comment s’en défaire. Comme toujours, quelqu’un avait dû les trahir pour quelques maigres avantages. Jeu de dupe puisqu’il était peu probable que les Arkhômans s’acquittent de leur part du marché !

Alors qu’il passait près de l’étal d’un autre marchand, plusieurs flèches vinrent s’abattre autour de lui fauchant quelques personnes. Une véritable panique s’en suivit, chacun cherchant à se protéger. Pour l’énième fois il maudit les Arkhômans et leur brutalité.

L’auberge n’était plus très loin maintenant. La Grand rue tournait soudain résolument à gauche en direction du fleuve, formant un coude duquel plusieurs rues s’embranchaient. Il prit la plus étroite qui débouchait quelques mètres plus loin sur une place assez large. Il entendit les sifflements d’une nouvelle volée de flèches qui vinrent s’abattre sur l’une des maisons à l’angle.

Il rassembla les forces qui lui restaient et traversa la place tout droit jusqu’à l’auberge. A quelques enjambées de la porte, il reçut plusieurs flèches dans le dos. Porté par son élan, il vint terminer sa course contre la porte de l’auberge, qui s’ouvrit sous le choc, et s’étala de tout son long sur le sol.

Sa dernière pensée fût pour le tabac qu’il n’avait même pas goûté !

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Edwynn arriva le premier près de l’homme. « C’est Eodas ! Â» Il regarda aussitôt en direction de la rue puis s’écria tout en refermant la porte, « Les Arkhômans ! Â»

A la seconde où l’inconnu s’abattit sur le sol de son auberge, Antonin prit une décision qui allait bouleverser sa vie pour toujours. Tout lui sembla de la plus grande évidence. Il ne pouvait plus mener sa vie de petit commerçant comme si de rien n’était. Il voulait être acteur dans les évènements qui prenaient place autour de lui. Il voulait agir pour changer les choses.

Aussi, ce fût avec une certaine excitation qu’il prit en charge leur fuite. Tandis qu’Adhalbad et ses hommes barricadaient la porte en empilant tables et chaises, il fit déplacer le comptoir aux autres clients pour dégager une trappe. Seul Nolan ne prit part à rien.

« Les Arkhômans vont cerner l’auberge, nous ne pourrons pas fuir par derrière. La seule issue est ici ! Â». Il ouvrit la trappe. « C’est un tunnel qui mène à une grange cent mètres plus loin Â»

Brandan échangea un long regard avec lui. Nul besoin de parler, ils s’étaient compris. Tous deux avaient décidé de prendre leur destin entre leurs mains !

Les Arkhômans tambourinaient déjà à la porte.

« Par là, vite !  Il y a des torches en bas à gauche Â»

Brandan descendit le premier, alluma une torche et fit signe aux autres de le suivre. Adhalbad et Antonin descendirent les derniers et fermèrent la trappe derrière eux. En haut, on entendit un grand fracas, suivi de paroles incompréhensibles. Il n’y avait plus un instant à perdre. Ils rejoignirent les autres dans la grange.

Dehors le jour cédait la place au crépuscule et la pénombre se faisait obscurité. Les torches avaient été éteintes et il était difficile de distinguer grand-chose. Edwynn se matérialisa près d’eux sans un bruit. Antonin sursauta et en eut aussitôt honte. « L’auberge est encerclée, il y a des Arkhômans partout. Ca ne va pas être facile !....On a encore été trahi ! Â». Puis il ajouta, amer : « Nolan a disparu ! Â». L’idée n’était pas très réconfortante. Il fallait agir vite !

Adhalbad s’adressa à tous: « Quittez le quartier au plus vite. Ceux d’entre vous qui souhaitent  se joindre à nous, rendez-vous de l’autre côté du fleuve dans la forêt. Nous vous trouverons ! Les autres, ...Bonne chance ! Â»

Les clients s’éclipsèrent un à un, à l’exception de Brandan et de l’aubergiste. « Nous restons avec vous !...Nous connaissons le quartier et pouvons vous aider…», dit ce dernier.

Adhalbad sourit intérieurement. Il avait vu juste ! De toute façon, le temps n’était plus à la discussion. « D’accord ! Pour l’instant, suivez nous et pas un bruit ! Â»

« La voie est libre ! Â» annonça un des hommes d’Adhalbad.

Ils passèrent la porte l’un derrière l’autre, Edwynn en tête. La rue paraissait tranquille. Non loin il semblait y avoir une forte agitation, des voix sourdes retentissaient. Des crépitements se firent entendre, suivis d’une lueur et la rue s’illumina comme en plein jour ! L’auberge venait de se transformer en un véritable brasier. Il y eût un mouvement sur leur gauche, puis un cri d’alarme retentit ! Les Arkhômans les avaient repérés !

Comme un seul homme, tous les six se lancèrent à travers les ruelles. Edwynn les menait tantôt à gauche, tantôt à droite sans autre but, semblait-il, que de distancer leurs poursuivants. Antonin, du fait d’un embonpoint certain, peinait déjà. Sa respiration était saccadée et il était évident qu’il ne pourrait garder ce rythme. Les rues boueuses ne leur facilitaient pas la tâche. Pour ne rien arranger, il se remit à pleuvoir !

Sur un signe de tête d’Adhalbad, Denis et Caudas prirent position dans une impasse à l’intersection suivante.

« Que font-ils ? Â» s’écria Brandan.

« Ils vont ralentir nos poursuivants les plus proches. Ensuite, ils nous rejoindront au fleuve Â» répondit Adhalbad.

Ils poursuivirent alors leur course à une cadence un peu moins soutenue, ce qui permit à Antonin de ne pas perdre totalement son souffle. Quelques ruelles plus loin, avant même qu’il n’ait eu le temps de le réaliser, Edwynn, porté par son élan, percuta de plein fouet une unité d’une dizaine d’Arkhômans qui déboulaient d’une autre rue. Il se retrouva à terre dans la boue au beau milieu de quatre soldats. Adhalbad eut pour sa part tout juste le temps de s’arrêter et de sortir son épée dans le même mouvement.

Seule la surprise de la rencontre les sauva !

Edwynn se releva en un éclair après s’être assuré que les quatre soldats ne le pourraient plus mais se retrouva aussitôt assailli par deux autres Arkhômans. Adhalbad venait de mettre à terre un des soldats et tentait, par de larges mouvements de son épée, d’en maintenir trois autres à distance. Antonin et Brandan, en retrait, observaient la scène, impuissants. N’y tenant plus, Brandan plongea à terre pour ramasser l’épée d’un des soldats tués et se retourna juste à temps pour parer le coup qui lui était porté. Il n’avait réagi que par réflexe et ne put se rétablir pour le coup suivant. A son grand étonnement, son assaillant s’arrêta en plein mouvement, son visage exprimant la surprise, puis il s’effondra sur lui inerte. Caudas, surgi de nulle part, se tenait debout devant lui.

Tout fût fini en quelques minutes ! Adhalbad et Edwynn les rejoignirent et ils se rassemblèrent autour d’Antonin qui prodiguait quelques soins à Denis mal en point.

« Il faut partir Â» dit Adhalbad, « Les autres ne vont pas tarder ! Â». Ils pouvaient en effet entendre les cris de poursuite qui se rapprochaient.

« Denis ne peut pas courir, il va falloir le porter ! Â» annonça Caudas. 

Tous comprirent ce que cela voulait dire. Le fleuve n’était plus très loin, mais ils n’auraient ainsi aucune chance de l’atteindre avant que les Arkhômans ne les aient rattrapés.

« J’ai une idée ! Â» dit Brandan subitement. Puis il se tourna vers l’aubergiste. « La cave du boulanger n’est pas très loin d’ici ! ...A c’t’ heure ci, il n’y a personne ! Â»

« Bonté divine ! Â» Antonin se releva sans perdre un instant. « Suivez-moi ! Â»

Quelques rues plus loin, il s’arrêta à l’entrée d’une impasse. « Vite, C’est ici ! Â»

« Là !!! Â» S’exclama Edwynn incrédule.

Brandan s’avança de quelques pas puis s’abaissa devant une porte voûtée qui ressemblait à un très grand soupirail. Il donna plusieurs coups de pieds et la porte céda. Il se glissa aussitôt à l’intérieur et disparut. Les autres s’approchèrent. Une faible lueur leur apparut quelques instants après en contrebas. « Venez vite ! Â»

Lorsque chacun fût descendu, Brandan referma l’ouverture.

Ils étaient dans une large pièce voûtée. Un four de grande dimension occupait un pan de mur entier. Contre un autre pan de mur étaient entassés en vrac quantité de fagots de bois. Il y avait aussi un pétrin, une grande table et plusieurs sacs de farine contre lesquels ils s’adossèrent. Brandan souffla la chandelle et l’obscurité reprit ses droits sur les lieux.

Il ne leur fallut pas longtemps avant d’entendre les bruits de pas de leurs poursuivants, mêlés de cris et de paroles qui, bien qu’incompréhensibles, laissaient transparaître colère et frustration. Les pas se rapprochèrent de leur refuge l’espace de quelques secondes qui leur parurent une éternité puis s’éloignèrent.

« Les empreintes ! Â» chuchota Edwynn, alarmé.

Silence.

« La rue et l’impasse étaient couvertes d’empreintes Â» fit remarquer Caudas, « Le coin semble très fréquenté ! Avec un peu de chance, nos traces de pas se seront mêlées aux autres ! Â»

« Peut-être que la pluie… Â»

« Il est trop tard de toute façon ! …Tenez-vous sur vos gardes ! Â». Adhalbad était clairement agacé et inquiet. Comment avaient-ils pu être aussi négligents ?!

Les Arkhômans revinrent une nouvelle fois et ils crurent qu’ils avaient été repérés. Mais il n’en fût rien. Leurs poursuivants avaient vraisemblablement perdu leur piste et parcouraient à nouveau le quartier à leur recherche.

Ils demeurèrent ainsi jusqu’au petit matin. Lorsqu’ils ouvrirent la porte avec beaucoup de précautions, ils virent qu’un épais brouillard enveloppait la ville. Ils accueillirent cela avec un enthousiasme assez mitigé. Si cela pouvait leur permettre de gagner le fleuve inaperçus, ils ne verraient pas non plus les Arkhômans !

Une fois dehors, Edwynn et Caudas aidèrent Denis dont l’état avait empiré. Adhalbad prit la tête et les guida jusqu’au fleuve sans encombre. Ils aperçurent un bout du pont non loin entre deux nappes de brouillard et entendirent des voix. Les Arkhômans en surveillaient l’accès, bien entendu ! Adhalbad s’y était attendu, aussi prit-il dans la direction opposée. Ils remontèrent le fleuve à travers les hautes herbes. Ils ne le distinguaient qu’à peine, mais sentaient sa présence, sa force. Son murmure les entourait, les accompagnait à chaque pas.

Au bout de deux cent mètres, Adhalbad s’arrêta soudain et fit signe à Caudas et Edwynn de venir le rejoindre sur le bord de la berge.

« Vous ne pensez tout de même pas sérieusement que nous allons traverser le fleuve à la nage ! Â» s’exclama Antonin paniqué.

« Chhuuuttt !!!! …Taisez-vous et venez plutôt nous aider Â»

Après avoir écarté les hautes herbes et retiré des branchages, ils dégagèrent une petite embarcation dissimulée dans un renfoncement de la berge.

« Une barque ! …Qu’est…qu’est-ce qu’elle fait ici ? »

« Nous l’avons dissimulée ici voilà déjà plusieurs mois…au cas où ! …Nous n’avions jamais eu à nous en servir jusqu’ici ! Â»

« Nous ne pouvons pas tous monter, la barque est trop petite ! Â»

Agacé, Edwynn ne put s’empêcher de lui lancer avec sarcasme. « Vous avez décidemment un sens de l’observation très aigu, l’aubergiste ! Â»

« Deux traversées vont en effet être nécessaires Â» intervint Adhalbad

 

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La petite embarcation s’éloignait lentement. On aurait dit, par moments, qu’elle glissait sur la brume. Les nappes blanches, en une perpétuelle danse, tantôt s’unissaient, tantôt se séparaient pour dévoiler la masse sombre du fleuve couleur de plomb.

Brandan et Caudas, les pieds dans l’eau, observaient la scène de la rive. D’ici peu, la barque disparaîtrait complètement. Ce fut alors qu’un groupe de soldats Arkhômans surgit des hautes herbes sur le haut de la berge. Ni l’un, ni l’autre ne les avait entendus venir.

Sans hésiter, Brandan et Caudas, abandonnant leurs épées, plongèrent dans le fleuve et disparurent un laps de temps qui sembla bien long à leurs compagnons dans la barque. En les voyant réapparaître Antonin, qui jusque là avait retenu sa respiration, explosa, « Les voilà ! Â»

Au même moment, l’air fût déchiré par de longs sifflements. Quelques secondes plus tard, une multitude de flèches s’abattaient en direction du fleuve sur Caudas et Brandan, et la barque. Denis, dans un suprême effort, se leva pour protéger Adhalbad et les autres et fût criblé de flèches. Il s’effondra dans la barque qui se mit à tanguer dangereusement.

Brandan et Caudas plongèrent à nouveau et on ne les revit plus.

Bouleversé par le sacrifice de Denis, Antonin était sous le choc. Etrangement, il n’entendait plus rien et le silence nimbait la scène d’irréalité. Il voyait les Arkhômans s’agiter sur la rive et savait qu’ils criaient, comme à leur habitude, mais il ne les entendait pas.

Adhalbad et Edwynn ne laissaient rien paraître de leurs émotions. Tous deux étaient des hommes d’action qui, sans pour autant l’accepter, étaient habitués à la mort. Mais il devinait leur détresse. Denis gisait à leurs pieds et il leur était difficile d’en détacher les yeux.

Cependant, mus par un instinct de conservation surdéveloppé, ils rétablirent l’équilibre de l’embarcation aussi vite qu’ils le purent et redoublèrent d’efforts pour gagner la protection du brouillard. Protection toute relative, mais ils n’avaient pas d’autre alternative.

Antonin savait que sa vie, telle qu’il l’avait connue, n’était plus. Il entrait dans un monde qui lui était étranger, dans lequel il ne trouvait pas sa place. Il se sentait inutile.

Il y eut de nombreux autres sifflements mais ils étaient désormais hors de portée des flèches Arkhômanes. Une épaisse nappe de brouillard les enveloppait maintenant et les dissimulait complètement. Ils n’étaient cependant pas sortis d’affaires pour autant. Il leur fallait à tout prix atteindre l’autre rive avant les Arkhômans.

Aucun d’entre eux n’en parla, mais chacun espérait que Brandan et Caudas y parviendraient eux aussi.

 

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