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Chapitre 1

 

 

Les roulements de tambours quelque peu atténués par l’épaisse chute de neige parcouraient la vallée. À la frénésie des rythmes chaotiques et effrayants s’opposait la lenteur, la langueur presque, des flocons qui, depuis la veille, tombaient en un épais rideau. En dépit de la neige qui obstruait leur champ de vision, les rebelles avaient un point de vue unique du théâtre des opérations. Installés au sommet d’une des nombreuses collines qui cernaient en partie la vallée d’Il-Dhun, à l’abri sous les bosquets de frênes et de bouleaux, ils observaient les deux armées.

Elhias avait disposé son armée à l’angle nord-est de la vallée comme s’il avait voulu barrer l’accès à l’unique route qui menait à Brana Mynn. Son dessein était tout autre cependant. Après l’attaque des dragons, il avait semblé évident que les troupes d’Erya n’avaient d’autre choix que d’affronter cette armée. Se replier sur Brana Mynn pour se faire cueillir non préparé par les Arkhômans aurait été bien trop risqué et périlleux. Mieux valait s’organiser. D’autant plus que le choix du lieu de la rencontre leur revenait. Avantage non négligeable. Compte tenu des circonstances, il s’agissait même là d’un précieux avantage. Un rapide parcours de la vallée les avait convaincus de la stratégie à adopter.

Enveloppé dans sa longue et épaisse cape à capuche, les yeux plissés, Hector scrutait la vallée en contrebas. Leurs longues lances pointées vers les cieux, les soldats d’Erya en position attendaient nerveusement le signal. Au loin par-delà l’étendue blanche de la vallée, l’armée arkhômane avançait au rythme saccadé des tambours et commençait à emplir l’horizon. Bien avant l’aube, leurs roulements puissants et profonds avaient retenti dans un violent fracas comme s’ils avaient voulu chasser les ténèbres et n’avaient cessé de croître en intensité, soumettant les nerfs des soldats d’Erya à rude épreuve. Les roulements créaient une panique intérieure, Hector le savait. Ils donnaient l’illusion du nombre et semaient le trouble dans l’esprit de chacun. Chaque roulement semblait vouloir contrarier les premières estimations et incitait à revoir les chiffres à la hausse. Étaient-ils vraiment si nombreux ? Davantage encore ? Tout cela faisait partie de la stratégie arkhômane, Hector savait cela aussi. Tous ici ou presque y avaient été confrontés lors de précédentes batailles quelques mois plus tôt. Ils n’en étaient pas moins troublés et gagnés par la peur.

Et pourtant, que Meredith leur soit témoin, ils se sentaient capables de dompter cette peur, familière à tout homme sur tous les champs de bataille. D’autant plus qu’elle n’était rien à côté de la terreur que leur inspiraient les dragons ! À dire vrai, celle-ci ne les avait pas quittés depuis leur première apparition la veille. Ils ne les avaient pas revus, mais depuis peu, leurs cris retentissaient haut dans les cieux rappelant leur présence. On ne les voyait pas, mais ce n’en était pas moins effrayant.

La première ligne arkhômane devint plus distincte. Comme Adhalbad et les deux barons l’avaient supposé, elle était entièrement composée de rhinocéros que chevauchait une paire de cavaliers et mènerait à n’en pas douter la première charge. À trois cents mètres des lignes d’Erya, guère plus, l’armée s’arrêta et le fracas des tambours se tut. Le silence devint maître des lieux, tout juste interrompu par les claquements occasionnels et distants, quelque part là-haut dans les cieux, que faisaient les ailes des dragons.

La neige épaisse et lourde tombait dru sans discontinuer s’ajoutant aux quelques centimètres qui tapissaient déjà la vallée de blanc. Le ciel lui- même semblait vouloir envelopper hommes et bêtes dans ses limbes tant il était bas. Erya avait-elle enfin retrouvé les faveurs de Meredith ? Les circonstances le laissaient supposer. Tous les éléments étaient réunis comme l’avaient souhaité les barons.

Une explosion de rythmes apocalyptiques éclata soudain qui fit trembler l’armée d’Erya. Aux roulements sourds et agressifs s’adjoignit progressivement le martèlement lourd du sol de plusieurs dizaines de rhinocéros qui chargeaient. De son poste d’observation, Hector contem- plait cette charge puissante et effrayante qui déboulait dans un nuage de poussière de neige et de boue projetées en tout sens. Lucille, installée tout près de lui, lui serrait la main. Cette bataille serait autrement plus violente qu’aucune autre vécue jusque-là. Tous deux l’appréhendaient et cherchaient un brin de réconfort, d’assurance, chez l’autre. Hector tourna la tête en direction d’Enguerrand non loin qui regardait fixement la vallée. Lui aussi était emmitouflé dans sa lourde cape et bien qu’il fut impossible à Hector de voir l’expression de son visage, il sut à l’immobilité de son corps qu’il Ã©tait tendu et partageait leur anxiété. Il porta à nouveau son regard sur la vallée et les soldats d’Erya qui n’avaient toujours pas bougé. Aux mouvements des lances qui tanguaient légèrement et parfois s’entre- choquaient, il devina l’énorme tension qui pesait sur eux. Beaucoup ne verraient pas la fin de cette effroyable journée, tous le savaient. Les têtes se levaient assez souvent vers les cieux opaques et impénétrables. Les dragons étaient omniprésents dans les esprits et chacun s’attendait à les voir surgir d’un instant à l’autre, surpris qu’ils ne l’aient pas encore fait.

Un cor retentit dans les rangs d’Erya et les soldats d’un même mouvement abaissèrent leurs lourdes et longues lances de plusieurs mètres de long offrant à la charge arkhômane une haie hérissée de pointes acérées. La charge arkhômane fut cependant freinée en plein élan bien avant de s’y heurter lorsque les premiers rhinocéros glissèrent et s’embourbèrent sur un sol devenu incertain. Le sol piétiné révéla alors ce qu’aucun des cavaliers n’aurait pu entrevoir puisque masqué par la neige.

La veille, alors qu’ils parcouraient l’est de la vallée à la recherche de la position idéale pour la confrontation, Adhalbad, Elhias et Argantael accompagnés de Kindhalun et de son ours avaient découvert ce qu’ils allaient placer au cœur de leur stratégie. Les intempéries exceptionnelles – pluie et neige – qui frappaient la région depuis des semaines avaient rendu le sol de cette partie de la vallée plus spongieux et boueux qu’aucun autre endroit. La raison en était simple puisque des collines avoisinantes ruisselaient nombre de petits rus inhabituels qui venaient inonder cette partie encaissée de la vallée. La route de Brana Mynn empruntait cette zone plus directe et d’ordinaire plus sûre pour ensuite couper à travers les collines.

La neige avait déjà commencé à recouvrir le sol de toute la vallée et compte tenu de sa densité, il leur avait semblé évident que ce piège naturel serait entièrement masqué au matin suivant.

L’énorme poids des rhinocéros avait fait le reste. La charge arkhômane était lourde et massive, conçue pour bousculer puis écraser les premières lignes adverses. Cette fois-ci, le poids joua en leur défaveur. Embourbés, les premiers rhinocéros se firent percuter par les suivants qui à leur tour se retrouvèrent piégés. Tous patinaient, glissaient, se tiraient d’affaire pour à nouveau s’enferrer dans un sol trop meuble. La charge se retrouva au point mort.

Le cor d’Erya retentit une deuxième fois. Derrière les lignes de lanciers, les archers en position décochèrent leurs flèches. Sur la colline, les rebelles qui avaient quitté l’abri des bosquets firent de même, plusieurs volées, avant de dévaler la colline vers leurs montures en contrebas. On leur tendit des torches et ils partirent au galop en direction de la vallée et du bourbier. En route, chaque cavalier sortit une boule métallique, l’alluma et la projeta dans la mêlée avant de s’en retourner. De nombreuses explosions retentirent alors semant un terrible carnage dans les rangs arkhômans. Le cor d’Erya sonna à nouveau et les lanciers, pointes devant, marchèrent sur la première ligne arkhômane en partie décimée.

Il neigeait de plus en plus fort. Il n’y avait pas de vent aussi la neige tombait-elle à la verticale en gros flocons cotonneux. L’on ne voyait plus bien loin et le ciel s’était affaissé davantage encore. Plus qu’ils ne la virent arriver, les vibrations du sol et les tambours qui avaient redoublé en intensité leur annoncèrent l’approche de l’armée arkhômane au grand complet. L’échec, la stupeur puis le rebond qu’une telle armée ne pouvait pas manquer d’avoir !

Tandis que les soldats avançaient au pas cadencé droit sur les lignes d’Erya qui avaient dépassé le bourbier, par le sud, sur un sol plus ferme arrivaient plusieurs milliers de cavaliers qui s’apprêtaient à les flanquer. Le rythme frénétique des tambours contrastait plus que jamais avec la lenteur des flocons qui incitait au silence, à l’apaisement, sans pour autant y parvenir tant la raison désertait les hommes en de si terribles circonstances.

Argantael et ses cavaliers répondirent au nouvel appel du cor et déboulèrent d’entre deux collines quelque part plus au sud où ils s’étaient tenus embusqués. L’épais rideau de neige ne leur permettait pas de prendre pleinement la mesure de la colossale armée. L’eussent-ils pu d’ailleurs, leur charge aurait failli. Au milieu des gerbes de boue et de neige, les cavaleries se télescopèrent dans un fracas de bois et de métal, de lances et de boucliers brisés. Les premières victimes, de part et d’autre, se comptèrent aussitôt par dizaines.

Plus au nord, Adhalbad et les rebelles au grand complet épaulés d’un grand nombre de cavaliers chevauchaient le long de la vaste mêlée qui s’étalait sur plusieurs centaines de mètres pour venir soulager les premières lignes qui flanchaient sous les coups de boutoir de la puissante armée arkhômane. Enguerrand et Galdhar, à la tête de la petite vingtaine de rhinocéros récupérés lors de leur accrochage avec les maraudeurs arkhômans, menaient la charge.

En dépit de sa taille et de son poids, Puig, monté de Kindhalun, suivait sans peine et ne quittait pas d’un sabot les cavaliers, tout particulièrement les étalons d’Edwynn, Caudas et Hector ainsi que celui de Lucille.

L’arrivée des rebelles et des rhinos offrit aux soldats d’Erya en difficulté, car submergés, un court répit et l’opportunité de se réorganiser. Les lignes arkhômanes furent enfoncées et bousculées, mais pour chaque homme tombé, dix autres apparaissaient aussitôt. La mêlée les avala tous et se poursuivirent alors d’âpres combats.

Du côté d’Elhias, au centre, on entendit la première déflagration, suivie de plusieurs autres très rapprochées. Cela ne pouvait vouloir dire qu’une chose. Les soldats d’Erya étaient en difficulté là-bas aussi. L’ordre avait été donné de ne les utiliser qu’en dernier recours. Pour autant, le cor n’avait pas retenti et il n’était donc pas encore question de repli.

Ciel et terre ne faisaient plus qu’un et s’étaient réunis en une masse flottante opaque, grisâtre, où des milliers d’ombres se télescopaient. La neige obstruait toute visibilité. Ce fut là, alors que la tempête étouffait la bataille, que les dragons noirs surgirent. Les Eryans s’étaient attendus à les voir apparaître dès le début de la bataille, les avaient attendus avec la peur au ventre, une boule d’angoisse que rien ne pouvait taire si ce n’était la bataille elle-même. Quelques heures plus tard, trop affairés, ils n’y pensaient plus, du moins n’avaient plus le temps d’y penser. Cependant, s’ils s’étaient battus jusque-là avec courage, allant même jusqu’à offrir une résistance à laquelle les Arkhômans ne s’attendaient pas, l’arrivée des dragons eut un effet dévastateur sur l’armée d’Erya qui céda en partie à la panique.

Les dragons surgissaient du néant, de l’opacité des limbes, pour cracher leur bave visqueuse sur les soldats d’Erya. Or, les deux armées étaient imbriquées l’une dans l’autre et le crachat des dragons était plutôt hasardeux. Il leur fallait voler très bas pour cibler et ne pas décimer leurs propres troupes. La tempête les empêchait d’agir à leur guise. Probablement avaient-ils attendu que le ciel s’éclaircisse quelque peu avant d’intervenir ; c’était en fait exactement le contraire qui s’était produit.

Le cor d’Erya retentit à plusieurs reprises annonçant le repli qui, dans les faits sur le terrain, était déjà amorcé. La tempête s’avéra au bout du compte être un précieux allié et sauva l’armée d’Elhias du désastre. Masqués par la neige, les soldats purent se désengager du combat plus facilement. Les dragons étaient pourtant là, mais chacun mesurait à sa juste valeur la chance inouïe d’être rendu invisible à leurs yeux par cette purée de pois providentielle. Certains l’attribueraient à Meredith sans hésiter. L’idée qu’il soit intervenu en leur faveur ne manquerait pas en effet de refaire surface plus tard, bien plus tard, alors que la bataille loin derrière ne serait plus qu’un effroyable souvenir.

Des explosions retentissaient, des éclats lumineux brefs et intenses déchiraient ici et là les limbes opaques tandis que les soldats gagnaient à la hâte les collines. Les rebelles peinaient à se replier. Leur élan les avait poussés loin au milieu de la mêlée où ils se battaient encore avec acharnement. Les rhinocéros conduits par Enguerrand et Galdhar leur avaient permis de ne pas être submergés, mais une telle débauche d’énergie avait un coût. Là-dessus s’ajoutait l’arrivée des dragons. Les Arkhômans avaient retrouvé leur belle assurance et accentuaient leur pression. Hector, qui avait perdu sa monture dès les premiers instants de la charge, était aux côtés de Puig et Kindhalun. L’ours accusait de nombreuses blessures mais n’en continuait pas moins à se battre avec une férocité qu’aucun ne lui avait encore connue, ou même soupçonnée. Kindhalun et lui luttaient côte à côte, se soutenaient, l’un veillant sur l’autre en toute occasion. Hector venait de projeter une boule explosive qui avait libéré un espace dans lequel ils s’étaient engouffrés. Non loin, d’autres explosions se succédèrent. La pression arkhômane était trop forte et seules les boules explosives pouvaient leur permettre de se désengager du combat suffisamment longtemps pour enfin pouvoir disparaître dans la tempête. Hector tenait une autre boule à la main dont il avait allumé la mèche lorsqu’une ombre se détacha du néant. Le dragon, à peine visible, volait très bas. Sans réfléchir, il lança la boule dans sa direction. L’explosion se produisit en vol et le percuta de plein fouet. Le monstre lâcha un râle rauque avant de s’écraser lourdement dans un roulé-boulé meurtrier, projetant pêle-mêle hommes, bêtes, boue et armes en tous sens. Figé d’étonnement par ce qu’il venait d’accomplir, Hector ne vit pas venir ce fragment de bouclier qui s’échappa du tumulte et vint le heurter à la tête. Lucille le vit tomber, hurla son nom et voulut se précipiter vers lui, mais il était déjà trop tard. L’épais rideau de neige était si opaque qu’il devint même impossible de situer l’endroit où il gisait.

Les lignes arkhômanes, tout juste sorties de leur stupéfaction, contournaient déjà le dragon et poussaient en leur direction. Il fallait reculer au plus vite désormais au risque d’être anéanti. Ce fut le cÅ“ur lourd que les rebelles se replièrent vers les collines en l’abandonnant. Du moins fut-ce là le sentiment de chacun. Hector leur avait offert un court laps de temps pour s’enfuir, car c’était bel et bien d’une fuite éperdue qu’il s’agissait maintenant, il fallait le saisir. Edwynn et Caudas, qui désormais chevauchaient un rhinocéros, avaient saisi Lucille juste à temps avant qu’elle ne se précipite tête baissée en direction d’Hector. Rendue hystérique par sa disparition, elle hurlait son nom entre deux jurons à l’adresse des deux compagnons et se débattait furieusement. Tous s’engouffrèrent dans la tempête où il était évident qu’on ne viendrait plus les chercher. 

 

 

 

        D’un coup de patte, presque nonchalant, comme l’on trierait de la pointe d’un couteau les reliefs d’un repas dans son assiette, les dragons noirs, une vingtaine tout au moins, retournaient les cadavres ensevelis sous quelques centimètres de neige pour faire leur choix.

À les regarder, on aurait pu se dire, imaginer, qu’ils faisaient leur fine bouche, déterminés à n’avaler que des « mets » de choix. Bref, les monstres attablés au champ de bataille se délectaient en toute impunité.

La tempête était passée et il ne neigeait plus. Des nappes de brume naviguaient ici et là survolant l’étendue blanche de la vallée. Des milliers d’hommes et beaucoup de bêtes, chevaux et rhinocéros, étaient tombés là quelques heures plus tôt. La tempête avait recouvert pudiquement d’un voile blanc, un linceul, ce carnage à ciel ouvert.

Enseveli sous plusieurs corps à qui il devait d’être encore en vie, un homme, un soldat d’Erya, se réveilla soudain le visage à moitié enfoui dans la boue. Des gouttes glacées coulaient dans son cou et le cha- touillaient ce qui finit par le ramener à la vie. Il s’était cru mort. Le coup que lui avait assené son adversaire d’alors l’avait en fait assommé. Non, décidément, il appartenait encore au monde des vivants et des désa- gréments. Son corps s’était réveillé aux douleurs et maintenant qu’il tentait de bouger, le froid le tiraillait de partout et le faisait souffrir. Ses doigts et ses mains étaient gourds et il peinait à les utiliser. Il réussit à se tourner sur le dos, ce qui lui fut particulièrement difficile du fait des deux corps qui le recouvraient. Il lui faudrait bien d’autres efforts pour se sortir de là-dessous.

Avant toute chose cependant, il voulut savoir d’où provenaient ces bruits proches qu’il entendait mais ne distinguait pas clairement. L’idée lui vint qu’on recherchait peut-être les survivants, et dans un fol espoir, il leva la tête aussi haut qu’il le put. Une nappe de brume glissait au ras du sol aussi ne vit-il rien tout d’abord. Nul doute qu’il y avait quelqu’un cependant. Il entendait gratter, des frottements, des bruits de métal froissé ou de pièces métalliques qui s’entrechoquaient, mais aussi quelque chose comme des grognements. La chose lui parut absolument incongrue et il crut qu’il était en proie au délire causé par la fièvre, la fatigue ; il ne savait trop quoi au juste. Avant même qu’il n’ait pu s’en convaincre, la brume se déplaça et lui révéla une vision d’horreur qu’il n’aurait pas cru voir un jour. À un jet de pierre de lui, il y avait non pas un mais plusieurs dragons ! Sa gorge endolorie empêcha le cri d’effroi qui tentait de s’échapper. Les énormes reptiles étaient en train de se repaître des cadavres qui jonchaient le sol de la vallée, Eryans et Arkhômans sans distinction aucune. Au comble de l’horreur, il aperçut deux dragons se disputer un corps. Chacun tirait le morceau qu’il tenait entre ses crocs, l’un les jambes, l’autre la tête et les épaules. Le duel ne dura guère longtemps. Les deux monstres tiraient tant et si bien que le corps finit par se sectionner, et chacun engloutit goulument sa prise.

Saisi de convulsions, le soldat laissa retomber sa tête. Il crut qu’il allait vomir, mais son estomac vide se contorsionna en vain, ramenant à la vie les bouts de lui qui étaient encore engourdis par le froid. La panique le gagna aussitôt. Était-ce là le sort qui l’attendait ? Certes, il n’était plus très vaillant, mais il avait imaginé autre chose comme secours. Quelque chose de moins expéditif en tout cas. Tout lui fit peur tout à coup. Le léger nuage de buée qui s’échappait de sa bouche attestant qu’il était encore en vie, ses dents qui claquaient furieusement et qu’il ne pouvait contrôler et ce cri pris en étau au creux de sa gorge et qu’il craignait de voir surgir à tout moment. Tout concentré qu’il était sur sa propre personne, il entendit néanmoins quelque chose, rien de bien distinct, mais quelque chose, par-delà le raffut de ses bruyants voisins, qu’il n’avait pas encore perçu jusque-là. Il essaya de se concentrer, mais les dragons, leurs disputes, leurs grognements et leur écœurante mastication ne le lui permettaient pas. Il n’osait plus lever la tête aussi attendit-il en tremblant.

Une épaisse nappe de brouillard vint alors le submerger et lui caresser le visage. Contrairement à la précédente, celle-ci semblait s’attarder. Son cerveau ne fit qu’un tour. Une telle opportunité ne se présenterait proba- blement pas deux fois. Ou du moins pas avant qu’il ne soit mort de froid ou dévoré. Il remua son corps engourdi et tenta de faire basculer le soldat qui reposait sur lui en travers de sa poitrine. Peine perdue, l’homme était trop lourd. Un autre pesait sur ses jambes qu’il ne sentait plus tellement d’ailleurs. La brume le recouvrait toujours. Il décida de se dégager en se glissant d’en dessous des cadavres. S’il avait réussi à se retourner, il n’y avait pas de raison que cela ne fonctionne pas. D’une main il prit appui sur le sol, de l’autre sur le soldat, et il poussa de toutes ses forces. Il ne parvint à se dégager qu’au bout de plusieurs tentatives et après ce qui lui parut être une éternité. Éternité au cours de laquelle la brume le masqua au reste du monde. Les dragons continuaient à se bâfrer, il les entendait clairement, mais ils ne semblaient pas se diriger dans sa direction. Une idée étrange lui traversa l’esprit, là, à quelques dizaines de mètres de l’enfer. Ou plutôt une pensée pour son créateur. Il se dit en effet que plus jamais il ne se permettrait de le juger. Adepte du Temple, il n’avait jamais perçu d’un bon Å“il que l’on permît aux Justes de prospérer. Il en avait d’ailleurs voulu à Galaad. Son prince semblait pourtant bien mieux inspiré ou probablement comprenait-il mieux la volonté de Meredith. De toute évidence, ce dernier savait ce qu’il faisait et n’avait en rien déserté le peuple d’Erya. 

Alors qu’il récupérait de ses efforts et tentait de redonner vie à ses jambes, les bruits étranges qu’il avait discernés un moment auparavant lui parvinrent bien plus nettement. Il y eut tout d’abord un claquement métallique comme une porte de prison que l’on refermait et qui résonna bruyamment. Il entendit ensuite quelque chose comme un grincement répétitif, une plainte qui revenait à chaque... à chaque tour de roue ! Bon sang, c’était un chariot qui se déplaçait sur le champ de bataille. Que faisait-il là ? Pas pour les morts en tout cas, les dragons s’en chargeaient. Mais alors ? Il se redressa dans la brume, se leva péniblement, ses jambes le portaient à peine. Il n’avait d’ailleurs aucune sensibilité dans le pied gauche. Probablement le perdrait-il.

Son attention cependant était portée sur l’immédiat, les mouvements sonores du chariot qui arrivait dans sa direction si ses oreilles ne le trompaient pas. Les roues grinçaient, les harnais de l’attelage claquaient, les sabots frappaient le sol boueux dans une sorte de clapotement suivi aussitôt d’un bruit de succion lorsqu’ils se dégageaient de la boue. Sous peu, le chariot serait sur lui. Pour couronner le tout, la brume, lasse de l’attendre, se mit à nouveau en mouvement. Il lui fallait partir au plus vite.

Il décida de suivre la brume, de se déplacer avec elle aussi longtemps qu’il le pourrait. Meredith lui accorderait peut-être encore un moment de son attention. Il ne put s’empêcher malgré son angoisse de jeter un coup d’œil en direction du vacarme qui déambulait jusqu’à lui. Un trou dans la brume lui permit de voir un chariot, il ne s’était pas trompé. Tiré par des bœufs impassibles, il était surmonté d’une cage aux épais barreaux, une sorte de prison ambulante d’une certaine façon. Une vingtaine de soldats d’Erya y étaient entassés, des survivants, comme lui, que les Arkhômans ramassaient. Que comptaient-ils en faire ? Quel sort attendait ces pauvres malheureux ? Nul doute qu’il eut mieux valu périr sur le champ de bataille. Depuis qu’il avait vu les dragons et leur festin, son imagination ne connaissait plus de limite. Il ne s’attarda pas plus longtemps et, encombré de questions sans réponses, il s’engouffra plus profondément encore dans la brume. On ne l’avait pas remarqué et il ne souhaitait nullement l’être. Sans autres repères que le sol boueux, les cadavres de plus en plus épars et les débris en tout genre, il avança péniblement en claudiquant. Vers où ? Il aurait été incapable de le dire. Il ne lui restait plus à espérer maintenant qu’il marchât dans la bonne direction. Il avait avant tout cherché à fuir les dragons et le chariot en prenant la direction opposée. Pourvu qu’il ne se soit pas trompé.

La brume le quitta brusquement lui révélant son environnement proche. Elle s’éparpilla puis disparut complètement. Il se figea, incertain, osant à peine se retourner, persuadé qu’il était désormais qu’on l’avait découvert. Derrière lui pourtant ne se dressait nul dragon, rien d’autre qu’une série de nappes enchevêtrées qui lui masquaient le champ de bataille. Devant lui par contre, il devina ce qui ressemblait fort à la base de collines. Sans plus se poser de question, il s’y précipita aussi vite qu’il le put. Il lui fallait trouver Elhias et tout lui révéler. Il adressa une dernière prière à Meredith pour que ses forces ne l’abandonnent pas en route.

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