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Chapitre 1

 

 

Balthus et Maodé attendaient depuis une bonne heure déjà. L’intendant du Grand Sage leur avait annoncé qu’ils seraient reçus sous peu et les avaient installés dans une antichambre où du Tsarth fumant ainsi que des boules de pain chaud leur avaient été servis. Chacun était plongé dans ses pensées et se préparait à l’imminente rencontre.

Kylian les avaient déposés à Zurg’Ar-Muirdy trois jours plus tôt après une semaine de voyage à bord de son navire. Puis il était reparti chercher les matériaux dont ils avaient besoin pour la confection des boules explosives.

Leur accueil sur l’île avait été plus que mitigé. Balthus s’y était attendu et, dans une certaine mesure, s’y était même préparé. Son retour n’était pas passé inaperçu et il avait vite compris que l’hostilité et la rancœur des uns et des autres n’étaient tenues en échec que parce qu’il était accompagné de Maodé. Cela avait d’ailleurs fait naître en lui toute une série d’interrogations au sujet de son ami. A commencer par le respect que chacun lui témoignait.

Bien que Maodé ait choisi l’exil comme lui, les savants de l’île ne lui en tenaient pas rigueur et le reconnaissaient comme l’un des leurs. Lui, au contraire, était marginalisé pour ne pas dire rejeté. Il était désormais indésirable au sein de la communauté. Du moins le ressentait-il ainsi. Toutes ces années passées loin d’ici n’y avaient rien changé.

Balthus s’interrogeait sur l’activité de Maodé durant cette longue période d’exil, sur les liens qu’il semblait malgré tout avoir tissés et sur cette proximité avec les membres de la communauté. Il avait remarqué aussi avec amusement l’attitude protectrice de son ami à son égard. Il ne doutait pas un seul instant qu’on lui eût réservé un accueil autrement plus déplaisant et hostile sans lui.

Il avait surmonté cette épreuve sans s’énerver ni perdre patience ce qui, vu les circonstances, tenait de la gageure. Le plus dur était à venir cependant. De l’entretien qu’ils auraient avec Urmil, le Grand Sage, dépendrait la suite et la réussite de leur démarche.

Lorsque l’intendant ouvrit la porte, tous deux se levèrent aussitôt révélant dans leur précipitation une grande impatience et le soulagement de voir leur attente prendre fin.

« Maître Maodé ! Urmil-Gwynn-Ardth est prêt à vous recevoir ! Â»

L’incompréhension était pleinement visible sur le visage de Balthus. Il regarda Maodé à la recherche d’une explication mais celui-ci paraissait tout aussi surpris que lui.

« Le Grand Sage souhaite pour le moment s’entretenir avec vous séparément. Il vous faudra patienter un peu plus Maître Balthus Â» ajouta l’intendant le prenant de cours alors qu’il s’apprêtait à protester.

Qu’y avait-il à dire à cela ?! Rien, bien sûr.

Balthus se rassit alors que la porte se refermait sur Maodé. Perplexe, il tenta de trouver un sens à ce qui venait de se passer puis considéra que le Sage avait ses raisons. A quoi bon se perdre en d’incessantes conjonctures et autres questionnements sans fin. Il ne fallut pas longtemps avant que son esprit ne s’évade et reprenne ses errances et réflexions.

Le voyage jusqu’ici en compagnie de Maodé et Kylian avait été relativement rapide. Ce dernier lui avait parlé de ses voyages, de ses pérégrinations de part les océans, et des nombreux ports où il avait souvent jeté l’ancre. Il connaissait la plupart des grandes villes côtières d’Erya et de Dhaman et avait rencontré toutes sortes de gens au cours de ses haltes. Des gens d’horizons divers, de contrées et cultures diverses, Dhrüzs, Arkhômans et Eryans de toutes conditions. C’était ainsi qu’il avait rencontré celle qui devait bouleverser sa vie.

Balthus n’avait pas imaginé que le marin se confierait de la sorte mais n’avait pas été surpris non plus. Un lien d’amitié, de respect mutuel s’était créé entre eux, quelque chose qui dépassait les frontières de leur existence respective, quelque chose qui ne souffrait aucune explication d’aucune sorte.

Kylian s’était épris d’une femme qu’il avait rencontrée à Callidhrall plus de vingt ans auparavant.

Une Amazone ! De toutes les femmes, il avait fallu que ce soit une Amazone.

Un amour impossible, mais irrépressible. De leur passion devait naître un flot de rêves et d’espoirs, puis de détresse et d’amertume à mesure que l’impossibilité d’une telle aventure s’était imposée à eux. Elle avait su qu’il lui faudrait rentrer auprès des siens au terme de son voyage initiatique. Ce voyage qu’entreprenaient les guerrières Amazones était le point d’orgue de plusieurs années d’entraînement. Elles devaient parcourir le monde à leur gré puis revenir au sein de la communauté aguerries et fortes de leurs expériences et rencontres. Nombre d’entre elles s’engageaient comme mercenaires auprès de marchands, de milices ou même auprès de différentes armées dont l’armée Arkhômane. L’époque où les Amazones parcouraient aussi Erya  avait touché à sa fin lorsqu’elles avaient été chassées d’Erya par le Grand Roi Aharan Ar-Krynn, l’Unificateur. N’y avait-il pas là un paradoxe ?!

Il les avait bannies d’Erya les menaçant des pires représailles si l’une d’entre elles remettait un jour les pieds sur le sol d’Erya. Rien de moins ! Il avait rassemblé les peuples d’Erya par le sang et la force avec la bénédiction du Temple tout puissant, léguant à ses héritiers un Empire qui ne devait d’ailleurs pas lui survivre !

Kylian l’avait prise à son service. S’étaient alors écoulées deux années de parfait bonheur durant lesquelles ils avaient voyagé par delà les grands océans au fil des missions qu’il acceptait. Deux années au cours desquelles leur amour n’avait cessé de grandir.

C’était décidé, ils vivraient ensemble. Ils avaient pris la décision de faire fi des conventions, us et coutumes de leur peuple respectif et autres lois poussiéreuses éditées des siècles plus tôt. Et ce avec d’autant plus de force que de leur amour devait naître un enfant. Elle le lui avait annoncé. Débordants de joie, ils avaient échafaudé les plans les plus fous. Le plus fou des plans, celui qui les réunirait après qu’elle soit rentrée au sein de sa communauté.

Car elle devait rentrer. C’était son devoir ! Elle n’imaginait pas fuir sans avoir réglé plusieurs choses sur lesquelles elle avait toujours gardé la plus grande discrétion ou alors avait été très évasive. Cela lui appartenait, ne regardait quelle. Lui-même hanté par ses propres démons, sa propre histoire, ses propres obligations envers les siens, ne s’était pas offusqué de sa réserve.

Kylian savait qu’un lien fort unissait les Amazones à leur communauté. Le rompre n’était pas chose aisée et demandait un grand courage. Il avait respecté sa décision et le mystère qui entourait la nature de son devoir. Seul comptait ce que leur rencontre leur avait apporté, et leurs projets.

C’était d’accord donc, il l’attendrait. Ils se retrouveraient à Menhavyne au printemps, au prochain équinoxe. Trois longs mois de séparation. Au regard de l’éternité de bonheur qui les attendait, autant dire rien, rien d’autre qu’un petit saut dans le temps.

Les trois mois s’étaient mués en quatre, puis cinq, puis…il ne l’avait plus revue !

Des mois de détresse durant lesquels il avait frisé la folie, durant lesquels il avait souhaité sombrer dans la folie, sombrer et ne plus jamais revenir, s’enfoncer dans les ténèbres les plus noires, le plus absolu des néants, sans jamais y parvenir. Au fond de lui, par delà la douleur, le ressentiment, le doute et l’immense tristesse, demeurait un espoir. Bien fragile certes, mais il s’y était accroché toutes ses années durant.

Il naviguait depuis de part le monde avec cette plaie béante, cette blessure qu’il savait ne jamais devoir se refermer, cette douleur omniprésente, inextinguible.

C’était une très belle femme. Le temps avait fait son lent travail de sape cependant et il lui arrivait de ne plus voir son visage qu’au travers d’un voile, comme une silhouette dans la brume. Il n’en distinguait plus que les contours, vaguement, parfois moins et le ressentait comme une trahison. Il n’y avait pas si longtemps il avait du admettre qu’il ne la voyait plus, qu’il ne lui restait plus que l’idée d’elle.

Et pourtant, tout avait changé depuis qu’il les avait rencontrés ! Lui et Tara. Tara plus exactement. Aussi étrange que cela puisse paraître, elle lui avait ramené son visage.

Balthus fit un effort pour essayer de se remémorer précisément ce que Kylian lui avait dit. Tara lui rappelait cette femme qu’il avait connue. Son visage lui était réapparu aussi clairement que si elle s’était tenue devant lui. Il ne savait comment expliquer cela et en était profondément bouleversé.

Il n’avait pas parlé de ressemblance, il avait simplement dit qu’elle lui faisait penser à elle…

Plus que de raison, cette histoire, certes peu banale, avait interpellé Balthus et l’avait plongé dans un état de perplexité qui le dérangeait. Trop à son goût. L’histoire de Kylian lui rappelait des choses auxquelles il n’avait pas pensées depuis fort longtemps. Non ! Ce n’était pas vrai ! Si ses journées depuis plusieurs semaines étaient très chargées et limitaient les errances de son esprit, il en allait tout autrement la nuit. Ses rêves étaient envahis par toutes ces choses, ces souvenirs, réminiscences en tout genre. Des choses en attente. Des choses qu’il avait enfouies quelque part au fond de lui et qui demandaient à refaire surface. L’heure approchait, il ne pouvait l’ignorer…

Il secoua la tête pour tenter de sortir de cette spirale, ce qui était loin d’être évident. Il avait parlé de tout cela à Maodé qui l’avait écouté et avait compris ce qui le hantait. Que pouvait-il faire cependant ?! C’était à Gollundrun qu’il avait envie de parler, à qui il devait à tout prix parler. Lui seul pouvait l’aider.

La porte s’ouvrit. Maodé apparut et lui sourit. Son visage était emprunt de gravité et d’un ‘je ne sais quoi’ de nouveau, de sérénité peut-être comme après avoir accompli quelque chose avec succès. Balthus n’eût pas le temps d’approfondir sa pensée, l’intendant lui faisait signe de le suivre.

Laissant toutes réflexions sur le pas de porte, il pénétra les appartements du Grand Sage comme l’on pénètre un sanctuaire, avec appréhension, respect et humilité. Il suivit l’intendant à pas lents. Au bout d’un étroit vestibule s’ouvrait sans transition une vaste pièce carrée à l’atmosphère feutrée. Une bibliothèque couvrait deux pans de mur du sol au plafond et était remplie de manuscrits, parchemins et autres lourds volumes de toutes tailles. A mi-hauteur, une mezzanine courait le long des murs permettant d’accéder à la partie supérieure de la bibliothèque. C’était tout simplement fabuleux. Il lui fallut un certain temps avant de prendre en compte le reste de la pièce tant il lui était difficile de détacher son regard des rayonnages couverts de livres. Une longue table en chêne était placée près de hautes fenêtres en partie dissimulées par de lourdes et épaisses tentures entre lesquelles filtrait une douce lumière automnale. Contre le quatrième pan de mur siégeait une imposante cheminée dans laquelle un feu crépitait. D’un côté se trouvait un bureau et de l’autre un lit.  Ce fut alors, et là seulement, qu’il remarqua le Grand Sage adossé contre plusieurs oreillers. Celui-ci l’observait avec amusement semblait-il. Confus, Balthus se dirigea aussitôt vers lui. Il s’agenouilla et prit une des frêles mains d’Urmil dans les siennes. Il demeura ainsi un moment avant de lever les yeux et de rencontrer ceux du sage qui ne l’avaient pas quitté.

Toute couleur avait abandonné le visage hâve et glabre du vieil homme mais de ses orbites irradiait un feu. Toute son énergie, sa force, y était concentrée.

« Balthus, mon ami, cela fait si longtemps ! Quelle joie de te revoir ! Â»

La voix d’Urmil n’était plus qu’un souffle, guère plus sonore qu’une longue traînée de fumée. Il n’y avait ni reproche, ni rancœur, rien de ce à quoi s’était attendu Balthus. Il retrouvait un homme qu’il n’avait pas revu depuis plus de vingt ans et qui l’accueillait comme autrefois avant leur différend, les maux qui en avaient résulté et les mots qui lui avait échappé. Ceux là mêmes qui lui avaient valu l’opprobre dont l’avait accablé la communauté.

Sourd aux suppliques de ceux qui cherchaient à le défendre, terriblement blessé et plein d’une colère qu’il avait peur de ne plus contrôler, il avait fui tête baissée, sans un mot d’excuse, sans le moindre geste d’apaisement qui aurait pu atténuer la portée de ses paroles.

Bien souvent au cours de ces années d’exil, Balthus avait envisagé de demander audience auprès du Grand Sage afin de réparer ses fautes. Car en dépit de tout, il ressentait un profond respect pour lui. Il n’avait cependant jamais rien fait et Maodé n’avait cessé de le lui reprocher.

Il était maintenant là devant lui et les mots lui manquaient. Y avait-il prescription au bout de toutes ces années ?! Non, bien sûr que non ! Il n’y avait là aucune échappatoire et il lui fallait désormais demander le pardon. Pourquoi était-ce si difficile cependant ?

Urmil n’était plus qu’à un pas de l’autre monde, aussi Balthus savait qu’il n’aurait pas d’autre opportunité. L’idée que le Grand Sage puisse quitter ce monde sans qu’il n’ait pu lui dire ce qu’il avait à lui dire lui donna finalement le courage et l’élan nécessaire.

« Maître…C’est une joie pour moi aussi que de vous revoir. J’ai bien souvent…J’ai porté toutes ces années le poids de mes égarements…enfin je veux dire que je n’ai eu de cesse de faire taire cette ‘arrogance’ que j’ai en moi, et qui m’a éloigné de vous, de vos conseils, de votre sagesse…Je ne prétends pas y être arrivé, on ne se change pas, mais ‘on apprend à se connaître et à maîtriser ses impulsions’ ou tout au moins à les canaliser ! Vos paroles m’ont accompagné toutes ces années et je me suis efforcé de m’y tenir…Je… Â»

Urmil l’interrompit d’un geste de la main. « Balthus…Cela n’est pas nécessaire entre nous. Ce ne sont que de vieilles querelles que le temps s’est chargé d’effacer. D’autant plus que les torts étaient partagés ! Tes propos acerbes et venimeux mis à part, ­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­tu as toujours fait preuve de tant de véhémence, tu avais raison sur bien des choses et je n’étais pas prêt à les entendre. Cela ne vaut plus la peine que l’on s’y attarde, nous avons des choses plus importantes à nous dire,  n’est-ce pas ?! Â». Une quinte de toux s’empara de lui tout à coup, lui coupant la respiration et manquant de l’étouffer. L’intendant se précipita pour lui venir en aide mais Balthus était déjà debout et le redressait.

La crise passée, Urmil s’affaissa contre les oreillers épuisé mais plus déterminé que jamais. « Tu es médecin aussi ne puis-je te cacher mon état…Je n’en ai plus guère pour longtemps Â». Balthus voulut parler mais Urmil leva la main, « Le temps presse... Maodé m’a fait part de ta démarche et je souhaite t’aider tant que je le peux encore. Ne perdons donc pas de temps en bavardages inutiles et parle moi plutôt de ta nouvelle invention et de tes projets. Si je dois t’apporter mon soutien, j’ai besoin de toutes les informations possibles Â»

Devant la détermination du Grand Sage, Balthus s’installa près de lui et lui décrit avec force détails sa nouvelle invention, la poudre explosive, qu’il souhaitait soumettre au Conseil des Sages bien qu’il redouta à juste titre sa réaction. N’avait-il pas en effet proposé son utilisation au Prince Galaad avant même l’accord du Conseil ?!

Bien qu’Urmil ne cacha pas sa surprise et son admiration, il demeura néanmoins laconique, se contentant d’hocher la tête ou de moues significatives ponctuées par quelques mots de congratulation.

L’invention de Balthus était extraordinaire mais celui-ci n’était pas venu pour cela, il avait autre chose en tête, quelque chose d’autrement plus important, il le sentait !

Balthus lui parla des Eryades, de Gollundrun et des relations qu’il entretenait avec lui et la communauté Eryade d’Irgasith, de leur lien d’amitié, de leurs échanges, réflexions et recherches. Les sages de l’Ile savaient que les Eryades n’avaient pas disparu de la surface de la terre. Cependant, rares étaient ceux à avoir eu le privilège de les rencontrer. Urmil était un de ceux là.

Balthus, brouillon comme à son habitude, voulut parler de l’Eryade que les rebelles avaient rencontré dans la forêt d’Ar-Brana et qui s’était semblait-il joint à eux dans leur combat contre les Arkhômans et faillit perdre le Grand Sage dans la confusion de son récit. Celui-ci était au fait des grands évènements qui secouaient Erya mais n’en connaissait malgré tout pas les détails. Il fallut que Balthus parle des rebelles, de leur action dans les territoires conquis, de son fils Hector qui les avait rejoints et avec lequel Galaad était en contact et de l’Eryade ou des Eryades qui étaient établis ici dans les Terres du Sud. Grande digression s’il en était, mais qui eut au bout du compte le mérite de guider Urmil dans ce labyrinthe d’informations.      

Au fil du récit, le Grand Sage se rendit compte de l’incroyable parcours de Balthus, de la richesse de son travail, de ses rencontres. N’était-ce pas cela qu’être savant ? Se frotter au monde, le parcourir, être à son écoute, prendre des risques, se remettre en question à chaque étape. Qu’y avait-il de mieux pour ouvrir son esprit et élargir ses réflexions ?!!! Oh combien il comprenait Balthus, la justesse de ses choix, sa volonté de s’extraire de l’île, de garder son indépendance au risque même d’être rejeté. Maodé, moins impulsif et plus diplomate, avait eu lui aussi la même démarche. C’était cette direction que devait prendre la communauté de Zurg’Ar-Muirdy, il en était persuadé. Il fallait désormais saisir les perches que leur tendait Galaad et quitter leur vie de réclusion. Ils devaient eux aussi être acteurs des changements qui secouaient la société d’Erya. Il ne le verrait pas se dit-il avec regret et tristesse, mais il s’assurerait que son successeur mette tout en Å“uvre pour qu’il en soit ainsi !

Balthus poursuivit ensuite avec les songes récurrents de Gollundrun, ses inquiétudes, les menaces qui selon lui pesaient sur le monde, Rhaban et ses manigances. Lorsqu’il se mit à parler du Prisme et de la tâche que lui avait confiée Gollundrun, Urmil fut parcouru de frissons. Meredith tout puissant !!! C’était donc cela ! Que les quatre planètes lui tombent sur la tête. Avait-il bien entendu ?! Ne rêvait-il pas ?!

Il n’arrivait pas à en croire ses oreilles. Il ne mettait nullement en doute les paroles de Balthus. Bien au contraire. L’émotion, trop forte pour son vieil âge et son état, le rendait muet. Sa vie entière passée au service de la science, à essayer de comprendre, d’expliquer, de résoudre ou de maîtriser les innombrables mystères de la création lui avait beaucoup apporté, plus qu’il n’avait jamais imaginé pouvoir recevoir. Et voilà qu’au terme de cette existence riche en découvertes il se trouvait confronté au plus grand et au plus improbable des défis.

Le plus injuste aussi ! Un défi qu’il ne lui serait pas donné de relever ou de voir aboutir.

Balthus poursuivait, « Les Dieux l’ont confié aux Eryades avec pour mission de diffuser ses propriétés bénéfiques…Gollundrun pense que le Prisme est beaucoup plus que cela, que ses pouvoirs dépassent de loin ce que l’on peut imaginer, que son champ d’utilisation pourrait être plus vaste. Il pense notamment que le Prisme pourrait être une arme redoutable ! Ses songes lui laissent entrevoir une force colossale, unique, probablement la seule à pouvoir contrer le désastre qui est à nos portes et ne saurait tarder à s’abattre sur nous Â»

La voix de Balthus n’était plus qu’un murmure. Il s’était approché du Grand Sage et lui parlait à l’oreille. « Nul ne sait cependant comment s’y prendre. Le Prisme n’a jamais été utilisé à d’autres desseins que de créer, soigner, protéger…Voilà pourquoi Gollundrun m’a demandé de réfléchir avec lui aux propriétés du Prisme. Et cela en théorie puisqu’il ne m’a jamais été donné, ni ne me sera jamais, de l’utiliser ! Il a besoin d’un regard scientifique sur l’objet qu’est le Prisme. Le reste n’est accessible qu’aux Eryades, eux seuls en ont l’utilisation…Voilà !...

« Je travaille sur la question depuis un long moment et ne progresse plus. Je n’arrive plus à prendre le recul nécessaire et il m’apparaît évident qu’un regard neuf pourrait nous faire avancer et peut-être trouver la solution ». Balthus s’arrêta un court instant, prit une profonde inspiration et dit dans un souffle, « Je suis venu demander votre aide ainsi que celle des savants de l’île ! Â»  

Il l’avait dit ! Cela n’avait pas été facile mais il l’avait dit, faisant par là même table rase de ressentiments profonds mais encombrants. Tant mieux ! Un poids venait de quitter ses épaules et il se sentait soulagé.

Ni l’un ni l’autre ne prit la parole au cours des longues minutes qui suivirent. L’intendant les trouva silencieux lorsqu’il revint. Il leur proposa du Tsarth puis, s’étant assuré que tout allait bien, alimenta le feu avec plusieurs bûches et sortit à nouveau.

« Tu peux compter sur moi. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour t’apporter l’aide dont tu as besoin…Je viendrai au conseil cet après midi ! Â»

« Urmil ! Ce n’est pas raisonnable… Â» tenta Balthus mais le Grand Sage ne voulut rien entendre.

« Je serai là ! Â». Il changea aussitôt de sujet prenant Balthus par surprise, « Et si tu me parlais de ta fille maintenant ! Â»

 

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L’assemblée extraordinaire des sages était réunie et des voix s’élevaient de partout. On avait peine à s’entendre. De mémoire de savant une telle effervescence ne s’était jamais vue à Zurg’Ar-Muirdy. Une telle passion non plus ! Sans parler de l’agressivité derrière chaque parole, derrière chacun des gestes. Le ton était donné.

Aussi extraordinaire soit-elle, l’invention de Balthus ne le réhabiliterait pas aussi aisément d’autant plus qu’aucune des règles de la communauté n’avait été respectée. Certains savants étaient rouges de rage, au bord de l’apoplexie, presque hystériques…

Quelle outrecuidance ! S’imaginait-il si supérieur à tous les savants présents ici pour venir ainsi les mettre devant le fait accompli ? S’imaginait-il pouvoir leur donner des leçons ?! Mais pour qui donc se prenait-il ?!

Leur passion avait atteint un tel point de véhémence que s’en était ridicule, voire disproportionné au regard du calme remarquable qu’affichait Balthus face à cette assemblée de gens ‘respectables’ ! Respectables…Le mot sonnait faux tout à coup, c’était profondément troublant à quel point l’idée de respectabilité ici aujourd’hui ne semblait plus avoir aucun sens. Les visages étaient déformés par la colère, la déraison, la haine même. Les gestes brusques et les paroles blessantes fusaient de partout.

Le plus étonnant était qu’aucun ne l’ait questionné sur son invention ! Il n’était question que de principes, que de règles bafouées, que de respect. Encore celui-là ! Décidément. En les voyant gesticuler ainsi dans l’hémicycle devant lui, Balthus se demanda s’ils savaient seulement de quoi ils parlaient avec autant de certitude. Et ce avant même d’avoir abordé l’essentiel.

Maodé, jusque là silencieux et impassible, décida qu’il en avait assez entendu comme cela. Il devinait d’autre part que Balthus ne tiendrait plus longtemps sans réagir et qu’il fallait intervenir avant qu’il ne commette l’irréparable et n’anéantisse les efforts qu’il avait jusqu’ici consentis. Il se leva et se dirigea sans un mot vers l’estrade les bras levés bien haut en signe d’apaisement. Lorsqu’il eût monté les quelques marches et rejoint son ami au magnifique pupitre de chêne duquel les assemblées étaient présidées, l’intensité du vacarme avait diminué de moitié et ne cessait de décroître.  

Le silence revenu, il prit la parole sans se presser. « Rarement m’a t-il été donné d’assister à un tel spectacle. Pour peu j’en remercierai Meredith de m’avoir ôté la vue ! Car sans pour autant le voir, je devine dans quel état vous êtes, les uns et les autres…A vous être époumonés comme vous l’avez fait, vous devez être beaux à voir ! Regardez-vous !...Mais regardez-vous donc !!! Et dîtes moi en toute bonne foi, est-ce digne du Grand Conseil des savants de Zurg’Ar-Muirdy ? Sommes-nous tombés si bas que l’hémicycle soit devenu une arène où les pires bêtes s’affrontent ! Â». Sa voix avait prit l’ascendant sur les hommes assemblés. Une autorité que Balthus ne lui connaissait pas grondait derrière chacune de ses paroles.

Une autorité que personne ne contestait !

Il le regarda comme s’il le voyait pour la première fois et s’interrogea à nouveau sur son ami, sur ce qu’il était devenu et sur le fait qu’Urmil ait tenu à les recevoir séparément ! L’idée lui traversa soudain l’esprit. Il l’avait mise de côté et n’y avait plus pensé après son propre entretien, mais,  provoquée par la posture de Maodé, elle refaisait surface ici à l’improviste.

Un soupçon de réponse prenait corps dans sa tête lorsque l’on entendit la faible voix du Grand Sage. « Vous m’ôtez les mots de la bouche Maître Maodé ! Â»

Tous les sages se tournèrent comme un seul homme en direction de la voix. Urmil-Gwynn-Ardth pénétrait à pas lents dans la salle du conseil. Seul.

Balthus descendit de l’estrade et alla lui offrir son aide qu’il accepta ostensiblement mais aussi avec soulagement. Tous deux se dirigèrent ensuite vers le pupitre devant les regards éberlués des savants assemblés. Eux si prolixes quelques instants plus tôt ne semblaient plus avoir les mots pour décrire et partager ce qu’ils voyaient, ce que cette proximité entre Balthus et le Grand Sage annonçait. Nombre d’entre eux eurent soudain le sentiment net d’être en décalage avec la réalité des choses.

Le Grand Sage prit tout naturellement sa place au pupitre et fixa l’assemblée d’un regard grave. Il attendit d’avoir repris son souffle avant de prendre la parole. « Je dois dire que cela m’attriste que l’hémicycle soit témoin d’un tel spectacle, que notre communauté puisse sombrer dans de tels abysses. Qu’une telle rancÅ“ur refasse surface après de si longues années me surprend, et m’interpelle sur ce que nous avons accompli ici à Zurg’Ar-Muirdy !...Dois-je vous rappeler les raisons pour lesquelles nous, savants, sommes ici reclus ?!...Intolérance, différence, jalousie, hostilité…bûchers. Ces mots n’éveillent-ils pas en chacun de vous de vagues réminiscences d’une époque si sombre que nous n’avons eu d’autre choix que de fuir ?! Je m’étais pris à espérer que nous avions appris à maîtriser nos émotions, à ne pas succomber aux vieux démons, ou peut-être me suis-je trompé et ai-je failli dans ma mission ! Peut-être aussi sommes-nous restés trop longtemps repliés sur nous-mêmes. Il est grand temps que tout cela change ! Â»

Un murmure parcourut les rangs de l’hémicycle. La portée de telles paroles ne laissa personne indifférent. Urmil poursuivit avec détermination. Il n’avait pas un instant à perdre. Il espérait pouvoir aller au bout de ce qu’il avait à dire mais il savait que le temps lui était compté, ses forces s’amenuisaient chaque seconde davantage.

« Il est temps que nous reprenions notre place dans la société d’Erya ! Il est temps que nous soyons à nouveau acteurs des évènements qui secouent Erya ! L’heure est grave, bien plus grave que nous ne l’imaginons !...Si Balthus Â», il se tourna vers lui, « que vous accablez de mille et uns reproches, a décidé d’enfreindre le protocole concernant sa nouvelle invention…J’en profite d’ailleurs pour ajouter que je suis grandement surpris qu’aucun d’entre vous  n’ait encore demandé à voir de quoi il retournait exactement !!! N’est-ce pas là la plus grande invention, la plus grande découverte de ces dernières décennies ?! N’avez-vous pas envie de répondre au désir qui est en vous de savoir ce que cela peut-être, de connaître cette incroyable invention ?! Vous seriez de biens piètres savants si vous ne ressentiez pas l’ombre de ce désir !...

« N’est-ce pas là aussi la réussite d’un de nos plus grands savants ?! Il suffirait que vous mettiez votre rancÅ“ur de côté pour pouvoir vous en convaincre ! Â». Sa voix et son regard étaient chargés d’une telle intensité, de tant de défiance, qu’aucun n’osa relever ses propos. « Si Balthus est parmi nous maintenant, ce n’est cependant pas dans le but de nous éblouir par sa découverte, loin s’en faut ! Et pourtant, qui pourrait lui contester ce droit ?...Oui, il a outrepassé nos lois en proposant l’utilisation de son invention à Galaad. Il n’a cependant fait que répondre à l’urgence de la situation. Je vous le redis, l’heure est grave !...

« Balthus est ici en fait pour nous demander notre aide, pour que nous l’aidions à mener à bien un projet de recherche que lui ont confié les Eryades d’Irgasith ! Â»

De la stupéfaction générale résulta un silence si intense qu’un grand vide sembla soudain avoir remplacé l’assistance. Des murmures ne tardèrent cependant pas à se faire entendre, des voix s’élevèrent, une rumeur se mit à balayer l’hémicycle d’un pôle à l’autre. Il eût été impossible de contenir, de garder pour soi la surprise, le choc, l’émotion ressentie devant une telle déclaration. Des mots, des noms revenaient sans cesse. Fabuleux, incroyable, les Eeeryyyaaades, Balthus, recherche, Irgasith, mais aussi affabulation, impossible, comment, pourquoi, mensonges…et bien d’autres encore. 

L’envie d’en savoir plus était pourtant plus forte que tout, plus forte que les exclamations des uns et les médisances des autres. Le calme revint rapidement et tous se rassirent sur les bancs.

Seul un homme resta debout et demanda à prendre la parole. « Vous êtes entrain de nous dire que Balthus entretient des relations privilégiées avec les Eryades ?! Une communauté que personne n’a vue depuis…depuis plus de…enfin, cela fait une éternité qu’ils ne sont pas reparus ! Â»

L’attaque était à peine déguisée, l’incrédulité à peine masquée. Sans parler du fait que la question n’était pas adressée à l’intéressé. Il en aurait fallu cependant davantage pour déstabiliser le Grand Sage. Celui-ci se mit à sourire d’ailleurs. Un sourire plein de secrets, de connivence lorsqu’il se tourna vers Balthus et Maodé. « Tout savant que vous êtes, vous ignorez encore beaucoup de choses. Comment pouvez-vous être aussi catégorique ? Avez-vous vérifié vos dires, contre vérifié ces informations que vous nous servez comme des vérités ?! J’aurais espéré une démarche moins hasardeuse de la part d’un savant de notre communauté ! Â»

La leçon était amère pour le malheureux. Tout affaibli qu’il était, Urmil n’en gardait pas moins sa force de caractère et sa verve. A bon entendeur… .

« Oui, Balthus côtoie les Eryades et mène des recherches avec eux depuis de nombreuses années. Maodé et moi-même avons pu les rencontrer nous aussi à plusieurs reprises, ainsi que certains autres d’entre nous qui malheureusement ne sont plus de ce monde. Et si nous les avons rencontrés, nous le devons à Balthus ! Â». Il marqua une légère pause pour que l’information pénètre les esprits, « Balthus n’a jamais fait état de ses relations privilégiées pour des raisons évidentes de discrétion…et d’amitié ! Â»

L’émotion était à son comble. Une telle révélation avait de quoi perturber le plus incrédule d’entre eux. Pas un mot ne fut échangé cette fois-ci, une rumeur sourde mais palpable naviguait d’un rang à l’autre en d’incessants allers-retours. La physionomie de chacun effectuait des cabrioles passant d’une expression à l’autre sans savoir laquelle adopter.

Les regards aussi. A l’image d’un mirage qui crée et recrée au gré de ses humeurs et de l’état d’esprit de ses spectateurs, les regards que l’on portait à Balthus changeaient. Il apparaissait auréolé de nouveaux contours, tantôt ceux du savant rebelle honni, tantôt ceux d’un homme que l’on découvrait, ceux d’un homme que l’on avait jugé un peu trop à la hâte sans lui donner de seconde chance. C’était à la fois un choc et une révélation qu’accompagnait un sentiment de culpabilité, voire de honte. 

Une longue pause. Le Grand Sage semblait à bout de force, il respirait avec difficulté. Il n’en avait cependant pas encore fini et était déterminé à délivrer son message dusse t-il y laisser son dernier souffle ! Soutenu par Balthus et Maodé, il reprit. « Je vais laisser la parole à Balthus qui vous révèlera la teneur de cette recherche…Notre aide est demandée par l’un des plus  grands d’entre nous et pour un projet de la plus haute importance ! Pouvons-nous en notre âme et conscience la lui refuser ?! Â». Pause. Il était à bout de souffle. Sa voix avait perdu de son intensité. « Je vous le demande…Peut-on refuser de participer à ce qui pourrait bien être le plus grand et le plus utile travail de réflexion auquel aucun d’entre nous n’aura plus jamais l’opportunité de contribuer ?! Â»

Cette longue tirade lui valut une quinte de toux qui manqua de l’étouffer. L’intendant était accouru, mais Urmil lui fit signe d’attendre. Un dernier effort.

« Ecoutez Balthus, écoutez sa requête…et montrez-vous dignes et à la hauteur de la tâche… Â».  Le Grand Sage était à bout de force. On le transporta et l’installa sur un des bancs de la première rangée où il s’affaissa. L’intendant lui donna une fiole dont il vida le contenu sombre et épais. Il ferma ensuite les yeux. Au bout d’un moment, sa respiration difficile et saccadée reprit un rythme plus régulier.

Il voulait rester.

Balthus regagna le pupitre en proie à une multitude d’émotions. Les regards étaient rivés sur lui. Urmil avait fait le plus dur, il ne lui restait désormais plus qu’à parler de ses recherches…et du Prisme.  

 

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